Deux petits citronniers en fleur embaument le patio d’une maison traditionnelle du vieux Damas transformée en boutique-hôtel. Un café turc à la cardamome est servi à la poignée de clients attablés autour du bassin central. De quoi démarrer en douceur une journée d’avril dans la capitale syrienne, à l’écart de sa circulation bruyante et des soubresauts terrifiants de la transition politique. Le quartier chrétien de Bab Touma (Porte de Thomas) s’est ranimé depuis le renversement de la dictature de Bachar Al-Assad en décembre. Des foules de Syriens de Damas et d’ailleurs se pressent dans ses rues piétonnes autour des vendeurs de gourmandises salées ou sucrées, y compris « du meilleur croison (croissant) au monde » selon l’affiche.
Plutôt que le circuit classique du vieux souk et de l’imposante mosquée des Omeyyades, on fait quelques centaines de mètres vers Bab Charqi, une autre des sept portes de la vieille ville, en direction de la maison Farhi. Le spectaculaire palais qui appartenait jusqu’au xixe siècle à une puissante famille juive de Damas vient de renaître sous la forme d’un complexe vibrant d’activités sociales, culturelles et intellectuelles. Rachetée en décembre par le milliardaire syro-britannique Ayman Asfari, cofondateur et président de l’organisation Madanya qui regroupe des dizaines d’associations, Beit Farhi est devenue le siège de ce réseau d’ONG. Une semaine de manifestations y était organisée en avril pour célébrer « le début de la vie et de la paix pour la Syrie ».
Des artistes sortis de la clandestinité ou de l’exil savourent leur revanche
Sous la verrière de l’immense espace aux murs, colonnades et arcades rayés de bandes noir, blanc et rose typiques de l’architecture du xixe siècle ottoman en Syrie, une exposition hybride présente les arts de la révolution syrienne depuis 2011. Autour d’une installation d’affichettes suspendues mêlant slogans, dessins et portraits de figures disparues de l’opposition, des artistes sortis de la clandestinité ou de l’exil savourent leur revanche. Visiteurs, militants, intellectuels ou créateurs de toutes sortes évoluent d’un petit groupe à l’autre au sein de ce grand espace magique, échangeant leurs souvenirs des années de braise et leurs nouvelles coordonnées. Ils se retrouveront les jours suivants pour les conférences et les projections de courts métrages programmés à Beith Farhi pendant cette semaine culturelle, ainsi que pour le concert de clôture, assuré par Gardenia, une chorale féminine qui enchante les soirées de Damas en y multipliant les performances.
L’après-midi, le passage incontournable pour constater le renouveau bouillonnant qui se manifeste dans la Syrie de la parole libérée est le café Rawda. L’espace immense de l’établissement datant des années 1930 est partagé pour faire place aux débats. Dans la première salle donnant sur l’avenue Al-Abed, une conférence quotidienne est organisée. Aujourd’hui, elle est consacrée à la « Déclaration constitutionnelle » adoptée une semaine auparavant par le nouveau pouvoir. L’intervenant, professeur de droit international à l’université de Damas, pointe devant une cinquantaine de personnes de tous âges et allures, les forces et les faiblesses du document. Questions et commentaires fusent. Une jeune femme s’inquiète d’y voir mentionner « l’islam comme religion de l’État et du président » et s’entend répondre que c’était déjà le cas dans la précédente constitution. Une autre évoque l’ouverture possible dans le texte à un « État de citoyens pour gommer toute mention de communauté ».
On se croirait à Montreuil
Le débat se poursuivant, on passe à la plus grande salle de Rawda. Sous le nuage de fumée de cigarettes et d’effluves de chicha, des discussions animées ont lieu entre écrivains, poètes, scénaristes ou journalistes. Des désaccords s’expriment sur les nouvelles marges de liberté dont ils bénéficieront désormais après la chute de la dictature et de sa censure. Un romancier et un journaliste, tous deux Alaouites, confrontent leurs versions respectives du déroulement des événements qui ont mené aux massacres contre leur communauté perpétrés début mars sur la côte syrienne. La discussion est interrompue par l’arrivée d’un opposant connu, exilé en Europe depuis 2012. Tous se lèvent, le prennent dans les bras. Les yeux s’embuent. Les sourires éclatent. Une chaise est ajoutée, un thé commandé. « Je suivais les échanges autour des tables en traversant la salle, dit le nouveau venu, en me disant ils ont déjà oublié comment on osait à peine chuchoter nos conversations ici sous le régime déchu, dont les oreilles traînaient partout. »
Pour le dernier rendez-vous de la journée, on est transporté dans un tout autre cadre. Le squelette en béton de forme ovoïde d’un bâtiment inachevé a été investi par de jeunes artistes des beaux-arts de Damas pour une exposition d’art conceptuel. Parmi les installations étonnantes, une pluie de trois cents petites épées blanches de la plasticienne Rala Tarabishi, 26 ans, tombe de 4 mètres de hauteur. Les femmes sont majoritaires parmi les vingt-neuf exposants. L’initiative « Tariq » (le chemin) de la Fondation Madad a été lancée en décembre, au lendemain de la chute du régime Assad. « Le défi pour les artistes est de retrouver les rêves qu’ils ont entretenus alors qu’ils se sentaient impuissants et frustrés », explique l’initiateur, Marwan Tayara.
Tout aussi surprenante est l’allure des jeunes visiteurs venus au vernissage. Des garçons aux coupes de cheveux punk avec des piercings, des filles en minijupe sur collants noirs et grosses bottes forment de petits groupes rieurs. On se croirait à Montreuil. Les islamistes au pouvoir à Damas n’ont pas gagné.