Une femme entre dans le patio, la tête basse. « J’ai une demande à te faire », dit-elle, les yeux rougis par les larmes, au maître des lieux, Shehadé Mayhoub. Les dents abîmées, les cheveux décolorés, des chaussures en plastique aux pieds, elle demeure une rue plus loin. Son beau-frère, un général à la retraite, a été embarqué quatre mois plus tôt par des membres de la Sûreté générale, la nouvelle police syrienne. « C’était le 2 janvier, quand ils ont fouillé les maisons », précise-t-elle. Depuis, plus de nouvelles. « Personne ne veut me dire où il est. Il a 60 ans. Il est malade. Est-ce que tu peux faire quelque chose pour lui ? » Shehadé Mayhoub hésite : « En ce moment, on ne me donne plus aucune information. »
Cet architecte formé en France, âgé de 71 ans, vit à Zahra, un faubourg de Homs peuplé presque exclusivement d’Alaouites. Après chaque arrestation, meurtre ou enlèvement, les habitants du quartier se tournent vers cette figure respectée, longtemps député sans étiquette à l’Assemblée du peuple. Comme eux, il appartient à la branche minoritaire de l’islam dont les Assad sont issus. Mais, contrairement à la plupart de ses coreligionnaires, il a pris ses distances avec la dictature dès le début du soulèvement. Dénoncé publiquement comme un « traître », contraint à l’exil, il a regagné sa ville natale six mois avant la chute du régime. Depuis, il joue un rôle d’intercesseur auprès des nouvelles autorités issues d’une coalition de rebelles islamistes, Hayat Tahrir Al-Cham (HTC). Il s’emploie notamment à faire sortir des Alaouites de prison. « Je n’interviens qu’en faveur des civils, confie-t-il après le départ de sa voisine. J’ai pu en faire libérer plus de neuf cents. Il en reste encore cinq cents écroués à Homs, et je ne compte pas les soldats et les officiers. »
Assis autour de lui, ses amis tirent sur leur cigarette et égrènent leur chapelet avec nervosité. Ils refusent d’être associés à Bachar Al-Assad et à ses crimes. Ils revendiquent le souvenir de Fadwa Souleiman, actrice et poétesse alaouite devenue l’égérie de la révolte, morte d’un cancer près de Paris, en 2017, dans un quasi-oubli. Avant de fuir son pays, elle appelait à la non-violence et à éviter le piège confessionnel. Avec ses cheveux coupés à la garçonne, elle haranguait les foules sur les barricades de Homs. Car c’est ici, dans cette ville carrefour située à mi-chemin de Damas et d’Alep, que tout a commencé. Les premiers sit-in en mars 2011, les premiers tirs contre des civils désarmés, les premiers massacres, puis les premiers combats et les premières désillusions. « Au début, on manifestait nous aussi, rappelle un médecin. On s’est retirés quand des islamistes se sont mis à crier : “Les Alaouites dans la tombe !” On ne nous a laissé que le choix de l’allégeance au régime ou la mort. »
Tout en parlant, ils gardent l’œil rivé sur leurs téléphones. Les nouvelles, diffusées par les réseaux sociaux, se succèdent. Mauvaises, une fois encore. « Il y a une menace d’attaque contre notre quartier. Regardez, ça vient de tomber ! » s’écrie un fonctionnaire. Il tend son écran. Le message émane apparemment d’un organe officiel. « Ce matin, des types cagoulés à moto ont tué d’une balle dans la tête un quincaillier devant sa boutique, à 400 mètres d’ici », poursuit-il. Qui étaient-ils ? Il l’ignore. « Des radicaux que le pouvoir n’arrive pas à contrôler, suggère le médecin. On est cernés de toute part. » Les meurtres se multiplient en dépit de la présence à l’entrée des enclaves alaouites d’hommes masqués, en uniforme noir, chargés de protéger la population. « Autour de nous, les gens de la Sûreté générale sont corrects. Mais on craint les autres groupes », dit un troisième visiteur qui préfère regagner son domicile avant la tombée de la nuit. « Il habite Sabil, le coin le plus dangereux », précise notre hôte.
« On ne nous a laissé que le choix de l’allégeance au régime ou la mort »
« Je ne descends plus en ville », assure son épouse. Tous quittent le moins possible leur quartier et se calfeutrent chez eux dès le coucher du soleil. Ils redoutent de sortir par peur d’être contrôlés. Leur carte d’identité n’indique pas leur confession mais leur village d’origine, ce qui revient au même. Dans la rue, des stores s’abattent avec fracas. Très vite, des coups de feu éclatent. « Ça, c’est à Sabil », fait le fonctionnaire désormais au chômage. Il a été limogé comme la plupart des siens. « J’ai demandé à plusieurs reprises pourquoi. Ils m’ont répondu : “Parce que tu étais avec le régime.” Je leur ai dit que je ne travaillais pas pour Bachar, mais pour l’État. » Il montre du doigt ses amis : « Pour passer inaperçu, on s’est tous laissé pousser la barbe », raille-t-il. Les mêmes raisons incitent des habitantes de Zahra à revêtir en public le hidjab alors que la religion alaouite ne l’impose pas. « Moi, j’aime mieux dire que je suis chrétienne », confie une femme. Encore des tirs au loin. « Les sunnites sortent le soir et, nous, on n’a pas le droit », vitupère quelqu’un.
L’artère principale est déserte. Plus une voiture, pas un bruit. Perdu dans l’obscurité, le chauffeur fait plusieurs fois le tour d’un rond-point gardé par une dizaine d’hommes flanqués de kalachnikovs. Il finit par s’arrêter devant l’un d’eux, le visage dissimulé par un bandeau, un écusson à l’épaule proclamant le tawhid, l’unicité d’Allah. « Salut ma Rose (il appelle tout le monde comme ça) ! C’est par là le centre ? » « J’en sais foutre rien », lui rétorque le garçon, sans doute débarqué récemment du Nord.
À l’autre bout de la ville, un embouteillage paralyse la rue Hamra. Impossible de se garer. De grosses cylindrées immatriculées à Idlib, l’ancienne capitale rebelle, accaparent les places. Les commerces demeurent ouverts, malgré l’heure avancée de la nuit. Les restaurants débordent de monde. Des femmes – certaines voilées, d’autres pas – fument le narguilé aux terrasses.
Au Piano, la clientèle est majoritairement masculine, barbue et armée. Les combattants islamistes continuent de célébrer leur victoire. L’un d’eux, assis à la table voisine, un holster à la poitrine, surprend notre conversation où le mot « peur » revient à plusieurs reprises. À la vue de mon carnet de notes, il encourage le personnel à discuter avec nous. L’un des serveurs est alaouite, l’autre ismaélien. Leurs religions respectives les exposent aux foudres des djihadistes. Par crainte d’être enlevés, ils ne retournent plus chez eux à la fin de leur service et dorment dans l’établissement. Ils évoquent à haute voix une tuerie commise fin janvier à Fahel, un village alaouite, au nord-ouest de Homs. Un acte en représailles à un autre massacre perpétré au début de la guerre civile par les sbires de Bachar, dans la localité voisine à majorité sunnite de Houla. Vengeance et terreur, d’une part. Liberté d’expression, de l’autre. Jamais ces deux hommes n’auraient osé nous parler avec une telle franchise du temps des Assad.
« Il y a une menace d’attaque contre notre quartier. Regardez, ça vient de tomber ! »
Déchirée en deux camps irréconciliables, la métropole concentre les conflits du pays. « Homs, c’est une Syrie en miniature. Toutes les ethnies, toutes les religions y sont représentées. La situation est explosive », souligne l’écrivain et réalisateur Ali Atassi. Quelques semaines après la fin du régime, fin décembre, il a pu se recueillir sur la tombe de son père, Noureddine Al-Atassi, l’ancien président renversé en 1970 par Hafez Al-Assad, le père de Bachar, et emprisonné durant vingt-deux ans. « Le cimetière où il repose avait été déclaré zone militaire, dit-il. J’ai retrouvé sa sépulture détruite. » Petit, il passait chaque été dans la maison familiale à Homs. « À l’époque, les gens se mélangeaient. Ils habitaient les mêmes rues. Les mariages mixtes étaient fréquents. Avec la dictature, les frontières entre les groupes sont devenues rigides. Sous les Assad, avant même la révolution, il y avait déjà deux villes : la leur et la nôtre. La ville alaouite et le reste. »
Homs ou Le Conte des deux cités. À l’ouest, des ruines. À l’est, un tissu urbain quasiment intact. D’un côté, des vainqueurs qui ont tout perdu. De l’autre, des vaincus possédant encore un toit et vivant dans la terreur.
« Hier, nous avions peur des Alaouites. Aujourd’hui, ce sont eux qui ont peur de nous », résume Mohamed Sounboul, 63 ans, qui tente d’apposer une bâche sur un mur béant. Il vend de vieux vêtements achetés au poids et flotte dans les siens. Son échoppe sans porte ni fenêtre, réduite à deux-trois cintres et quelques tas de tissus, forme une tache colorée au pied d’une carcasse de béton. « C’était vide, alors je me suis installé », dit-il. Avec le vent, des graviers dégringolent le long d’un pilier. Le fripier hausse les épaules : « Ça tombe régulièrement. Il y a trois jours, j’ai failli recevoir un gros clou. »
Il reste là à cause de l’emplacement, juste en face de l’imposante mosquée Khalid Ibn Al-Walid. Du moins, sa copie. L’ancien édifice en pierre noire a été pulvérisé par les obus du régime, puis reconstruit à l’identique grâce aux subsides d’un allié des Assad, le tyran tchétchène Ramzan Kadyrov. Autour, il n’y a que des décombres à perte de vue. Des immeubles éventrés, dépecés, fantomatiques. Tout est grisâtre, poudroyant. Un legs de deux années de siège et de bombardements. Dans ce paysage de mort, du linge qui sèche au-dessus d’un balcon révèle une présence humaine. Jusqu’en 2019, le centre historique de Khalidiyeh était zone interdite. Les habitants ne pouvaient pas retourner chez eux. La plupart n’étaient d’ailleurs plus là. Ils avaient été chassés par l’armée vers d’autres parties de la ville, assiégés de nouveau, puis transférés à Idlib à la suite d’un accord conclu avec les insurgés. Ils n’ont redécouvert leur quartier, ou ce qu’il en reste, qu’après ce qu’ils appellent la « libération ».
« Il n’y a plus rien. Ni escalier, ni électricité, ni mur »
Mohamed Sounboul ne dort pas dans sa boutique à claire-voie. « J’avais un appartement, un peu plus loin. Mais il n’y a plus rien. Ni escalier, ni électricité, ni mur. J’essaye de réparer ce que je peux. » En attendant, il vit à Sabil, le faubourg secoué, récemment, par une série de meurtres à caractère confessionnel. Il campe, avec onze membres de sa famille, dans un logement qui appartenait autrefois à ses parents. « Les Alaouites qui résident autour me regardent de façon suspicieuse, raconte-t-il. Alors j’ai sept chiens pour me défendre. Quand quelqu’un approche, ils m’alertent. »
La plupart des sunnites rencontrés dans ce champ de désolation sont des survivants. « Il y avait des tirs de mortiers. Mon frère et quatre de mes enfants sont morts. On a dû fuir. À chaque fois que l’on arrivait quelque part, on nous forçait à partir ailleurs. », se souvient un cordonnier, Missef al-Ghiwati, revenu dans le sillage des rebelles. « Je n’ai plus de chez-moi. Mon commerce a été pillé. Mais être ici, c’est un rêve. » Il souhaite rebâtir quelque chose. Avec quel argent ? « J’ai un fils médecin dans le Golfe. Peut-être m’aidera-t-il ? » Il se dit optimiste : « Les communautés vont désormais pouvoir vivre en paix. » Même les Alaouites ? « Eux compris, affirme-t-il. Du moins, ceux qui n’ont pas de sang sur les mains. Homs appartient à tout le monde. »
Sur la place, Abou Khayan vend du foul, la soupe de fèves, avec sa charrette en bois. Un air d’oiseau, le visage raviné, le corps squelettique, il ne peut s’empêcher de sourire : « Je pensais ne jamais revoir cette mosquée. » Ballotté d’un lieu à l’autre au gré des combats, il faisait partie des derniers à quitter Homs en 2017. « Ils nous ont fait monter dans des bus verts et nous ont expédiés, ma femme, ma fille et moi, à Idlib. » Ils sont revenus ici deux jours après la fuite de Bachar. Il souhaite montrer l’endroit où il habitait. Il avance parmi les débris avec ses tongs et désigne un vide : « C’était une vieille maison arabe en pierre noire. » Que sont devenus ses occupants ? Il réfléchit : « L’un d’eux est mort de vieillesse. D’autres se trouvent au Liban ou en Jordanie. Une famille a refusé de partir. On pense qu’elle est ensevelie sous les décombres. »
Le sanctuaire d’Al-Walid est devenu un lieu de promenade. « On vient souvent ici se balader », s’écrie avec enthousiasme une adolescente voilée prénommée Zeinab. À cause de la guerre, elle a quitté l’école à 8 ans. Elle a vécu au Liban, puis à Alep, avec ses parents. Dix ans d’errance. Ils viennent de réintégrer leur logis en lambeaux. Impossible de louer ailleurs. Trop cher. Le moindre gourbi coûte 100 dollars par mois. « Là, au moins, on est chez nous. On a tiré une ligne d’électricité et posé une porte et des fenêtres. »
« On ne peut pas masquer le fait que nombre d’entre eux ont du sang sur les mains »
Au milieu du grand tapis vert qui recouvre l’esplanade, des combattants se font photographier aux côtés des badauds. L’un d’eux prête son fusil d’assaut à un gamin pour un selfie. À l’intérieur de la mosquée, un fidèle prie avec sa kalachnikov posée devant lui, en dépit d’un panneau recommandant de laisser les armes à l’entrée. Malgré ce déploiement d’artillerie, invisible à Damas, les autorités locales s’efforcent de donner une impression de normalité. Dans le centre-ville, des agents aux gilets vert fluo règlent la circulation autour de ronds-points fraîchement fleuris. Des secrétaires, souvent non voilées, officient avec nonchalance dans les différents services du gouvernorat. « Un jour, c’est la révolution, un autre la reconstruction », proclame une affiche au format 4 × 3, ornée du « v » de la victoire et d’un marteau.
« La situation est calme. Ça va même de mieux en mieux », se félicite Abou Jamal qui, comme la plupart des officiels, ne décline que son nom de guerre. Revenu lui aussi d’Idlib, il dirige le « bureau d’information » de la ville. « À Homs, les Alaouites ont retrouvé leur vie habituelle », s’empresse-t-il de dire, sans que la question lui ait été posée. « Mais on a dû nettoyer quelques villages des environs où pullulaient les foulouls (littéralement les “résidus” de l’ex-président) ». Autour de lui s’affairent des jeunes gens barbus équipés de caméras. Il occupe les locaux de l’agence Sana, l’ancien organe de propagande. Un lieu emblématique du pouvoir déchu. Ses fenêtres donnent sur la place de l’Horloge où se déroula le premier massacre, le 18 avril 2011. Ce jour-là, il faisait partie des manifestants venus réclamer des réformes. « Tout Homs était là, se souvient-il. On se soutenait les uns les autres. Les forces de l’ordre nous ont cernés sur trois côtés et ont commencé à tirer. Jusqu’à maintenant, on ignore combien de personnes ont été tuées. »
Au sud de la ville, une vierge de Lourdes, au drapé bleu, haute d’au moins deux mètres se dresse sur le bas-côté d’une route poussiéreuse. Son visage de plâtre, ayant sans doute déplu à quelques iconoclastes, est défiguré. Avant l’arrivée des rebelles, le 7 décembre dernier, les chrétiens ont fui dans leur vallée refuge, le Wadi Nassara, près du Krak des chevaliers. « On craignait d’être tués, mais rien ne s’est produit. Alors on est revenus au bout de quatre jours », explique un homme rencontré devant la cathédrale Notre-Dame-à-la-Ceinture, nichée dans le quartier d’Al-Hamidiyah. En 2014, les rebelles avaient incendié leur église qui abrite un morceau d’étoffe attribué à Marie. « Aujourd’hui, ce sont peut-être les mêmes gens qui nous gouvernent, mais ils ne sont plus animés par le même esprit. Ils ont appris de leur erreur », veut croire l’évêque syriaque orthodoxe, Mgr Timotheos Matta Al-Khoury. Il discute régulièrement avec le gouverneur et le mufti. Il a même été reçu avec vingt-cinq prélats par le chef de l’État Ahmed Al-Charaa. « Nous devons entretenir de bonnes relations avec les nouveaux dirigeants, insiste-t-il. C’est d’ailleurs ce que nous faisions avec ceux qui les précédaient. » Son patriarche, Ignace Ephrem II, ne ménageait pas son soutien au pouvoir baasiste. Ses ouailles ne semblent pas en avoir souffert. « Pour l’instant, la situation est bonne », assure Mgr Khoury. Les commerçants qui vendaient de l’alcool continuent à le faire. « On leur a juste demandé de ne pas exposer leurs bouteilles en vitrine », dit un fidèle. Après trois mois de congé forcé, sans salaire, de nombreux chrétiens ont été réintégrés dans la fonction publique, à l’exception de l’armée et de la police. « Ils font revenir ceux dont la compétence est nécessaire. »
Il en va tout autrement dans les quartiers à majorité alaouite.
Retour à Zahra. Le faubourg a payé un lourd tribut durant la guerre. Ses fils et ses pères sont morts par milliers en combattant dans l’armée ou les chabiha, les gangs à la solde du pouvoir. Leurs portraits, qui ornaient les rues quelques mois plus tôt, ont disparu avant même la venue des rebelles. Aménagé au début des hostilités, à côté d’une aire de jeux, un vaste cimetière dit des « Martyrs de Ferdaous » abrite leurs dépouilles. Les tombes en marbre blanc qui se succèdent à l’identique, entre les palmiers et les oliviers, ont été saccagées. Stèles renversées, photographies de soldats couvertes d’impacts de balles, dalles brisées en deux. La nécropole est vide. « Ils ont tout cassé parce qu’ils en veulent aux Alaouites », explique un barbier installé juste en face. Qui ? « Des gens autour », dit-il sans autre précision. Des agents de la Sûreté montent la garde au coin de la rue. « On ne peut pas s’approcher du cimetière », assure un riverain. Ses yeux se mouillent d’un coup. « On ne peut même plus rendre hommage à nos morts. » Les motifs de vengeance ne manquent pas. Zahra abritait le principal marché de la ville où l’on revendait tout ce qui avait été pillé dans les zones insurgées, jusqu’aux poignées de porte. Il était désigné d’un nom dénué d’ambiguïté : le « souk sunnite ».
« Nos rapports seraient très bons, si des extrémistes n’utilisaient pas les réseaux sociaux pour créer de la discorde »
Autre quartier, celui d’Akrama, plus au sud. Des chicanes en béton, un barrage tenu par des hommes en noir, des immeubles ocre jaune, des allées désertes. Alaa Almerie nous hèle depuis son balcon. « Dès que la nuit tombe, les incidents commencent », raconte-t-elle autour d’un thé. Sur l’autostrade par où vous êtes venus, une jeune fille et son oncle marchaient vers 20 heures lorsque des inconnus à moto leur ont tiré dessus et les ont tués. Il y a eu un autre cas, une mère et sa fille mitraillées sur le pas de leur porte. » Son association baptisée « Paix civile » documente chaque violation des droits humains. « Dès qu’il y a un incident, on appelle quelqu’un du gouvernement pour le lui signaler. »
De confession alaouite, âgée de 30 ans, elle s’est opposée dès son plus jeune âge à la dictature des Assad, tout comme sa tante, Samira Khalil, emprisonnée durant quatre ans et disparue à Douma en 2013. « Nous étions considérées comme des traîtres par les uns et des mécréantes par les autres, déclare-t-elle. Le régime a tout fait pour que les communautés se déchirent. » Armes distribuées à chaque homme valide, haines savamment attisées, meurtres mystérieux attribués à des « infiltrés », manipulation d’une mémoire meurtrie. En quelques mois, les Alaouites, opprimés sous les Ottomans, saisis par une peur existentielle, se rallient massivement à leur chef. Les voilà soldats, miliciens, pilleurs. « On ne peut pas masquer le fait que nombre d’entre eux ont du sang sur les mains », reconnaît Alaa Almerie. Il y a bien sûr aussi des sunnites parmi les bourreaux. « Mais quand l’un d’eux travaillait pour un service de sécurité, il imitait ses maîtres jusque dans la façon de parler. »
Instrumentalisés, pris en otages, enrôlés de gré ou de force par Bachar, les Alaouites ont fini par se confondre avec lui. À Homs, sa chute provoque leur exode. Comme d’autres quartiers, Akrama se vide. D’un coup. « Dans notre rue, moi, ma mère et la voisine d’en bas étions les seules à être restées. » Un embouteillage monstre s’étend jusqu’à la côte. Durant la nuit du 7 au 8 décembre, quelques jeunes encore présents rendent leurs armes aux vainqueurs. « Il ne leur est rien arrivé. Ça a rassuré les gens qui ont fini par revenir. » Le répit est de courte durée. « En ouvrant les prisons, le HTC a libéré des dizaines de milliers de prisonniers politiques, ainsi que des assassins et des voleurs. Les enlèvements et les meurtres ont commencé. »
Début mars, une attaque menée sur la côte syrienne par des partisans de l’ancien régime contre les nouvelles forces de sécurité déclenche de terribles représailles. Des combattants islamistes, épaulés par des agents de la Sûreté, procèdent à des exécutions de masse dans plusieurs localités. Bilan : 1 334 morts selon le Syrian Network for Human Rights. À Homs, des appels au djihad sont lancés depuis les mosquées. « Il y a eu alors une explosion de vengeance dans la ville », dit Alaa Almerie. Commise par qui ? aLa jeune femme soupire : « On ne sait pas exactement. Des groupes armés ont un rôle dans tout cela. »
Les familles ont peur de se manifester
Difficile d’établir un décompte des victimes. L’hôpital Ibn Walid émerge au milieu des ruines du quartier sunnite d’Al-Waer. Selon plusieurs sources, l’établissement reçoit régulièrement des corps assassinés. « Exact ! répond l’infirmière en chef, sans hésiter, devant ses collègues en blouse blanche. C’est la Sûreté générale qui nous les apporte. » Elle ouvre un registre. « Ça, ce sont les rapports du médecin légiste. » Elle parle, en tournant les pages. « C’est toujours la même chose. Des hommes tués d’une balle dans le crâne. La plupart restent inconnus, car, souvent, ils n’ont plus de visage, et les familles ont peur de se manifester. Pour ceux que l’on ne parvient pas à identifier, on conserve leur photo au cas où quelqu’un les réclamerait et on les enterre avec un numéro matricule. » Elle sort une feuille volante. « On lui a également tiré dessus, dans la tête. Il est arrivé ici le 25 avril. On ignorait son nom. Ce sont ses proches qui l’ont reconnu. Il s’appelle Samir Chedoud. » Elle lit le nombre inscrit sur la note : « C’était le 243e depuis la fin du régime. Il y en a d’autres. La police distribue des cadavres dans tous les hôpitaux de la ville. »
Un matin, dans l’un des rares hôtels de Homs, personne ne semble prêter attention aux images diffusées en boucle par deux écrans de télévision. Bien que le son soit coupé, on devine aisément qu’il s’agit d’une chaîne officielle, au vu de la place accordée au nouveau pouvoir. On y voit Ahmed Al-Charaa présider le conseil des ministres dans son palais de Damas. Sous la pression de la société civile et de la communauté internationale, son second gouvernement, formé le 29 mars, comprend une chrétienne, un Kurde, un Druze et un Alaouite. Les postes régaliens continuent d’être occupés par ses fidèles.
Ancien djihadiste, prêchant désormais un islam conservateur et nationaliste, Ahmed Al-Charaa demeure un mystère. Vêtu d’un costume-cravate au lieu de son ancien treillis, il affirme être le président de tous les Syriens et promet de défendre les minorités, mais ne fait rien contre ceux qui les agressent. Le comité qu’il a créé afin d’enquêter sur les massacres anti-Alaouites commis début mars n’a procédé à ce jour à aucune arrestation. « En public, Charaa et Chibani (son ministre des Affaires étrangères) parlent comme nous. Sont-ils sincères ou n’est-ce qu’un discours destiné à l’Occident ? » s’interroge un opposant démocrate, croisé à Damas.
Dans cette ville meurtrie, l’université de Homs apparaît comme un havre de paix. Pas un policier. Aucun homme en armes. Des jeunes filles révisent à l’ombre des eucalyptus. « Nos parents nous disent de faire attention, mais, Dieu soit loué, tout se passe bien », affirme Anji, un crucifix en sautoir. Le fait d’avoir la tête nue « ne pose aucune difficulté », assure-t-elle. « On craignait qu’il y ait des changements. Il n’y en a pas eu », ajoute son amie. Un couple sort du collège de médecine. « Homs est la ville la plus mélangée de Syrie. Vous avez ici toutes les confessions », insiste Oussama Al-Khouder, 25 ans. Étudiant en chirurgie dentaire, il revendique des copains alaouites, kurdes, arabes sunnites. « Je suis moi-même à moitié kurde et à moitié arabe et j’ai une grand-mère arménienne et une autre tcherkesse. » « On s’entend tous parfaitement », renchérit la femme voilée qui l’accompagne.
Il y a pourtant eu, la veille, une altercation violente entre des étudiants druzes et sunnites au logement universitaire. Oussama minore l’incident : « J’en ai été le témoin. C’était une histoire stupide. Pour on ne sait quelle raison, une dispute a éclaté entre deux jeunes. Et soudain, le Druze a proféré une insulte contre le Prophète. Ça a dégénéré en bagarre. » Il n’y a eu, selon lui, aucun blessé. « La Sûreté générale est intervenue immédiatement et a arrêté une dizaine de personnes. »
Depuis, le pays menace d’imploser. Un enregistrement audio circulant sur WhatsApp attribue le blasphème à un cheikh religieux druze. Un mensonge repris au Caire, à Dubaï et ailleurs. À Jaramana et à Sahnaya, dans la banlieue de Damas, et bientôt à Soueïda, tout au sud, on s’affronte à l’arme lourde. D’un côté, des miliciens druzes, déterminés à protéger leurs familles, de l’autre des combattants islamistes qui crient vengeance. L’Observatoire syrien des droits de l’homme fait état de plus de cent morts. Le gouvernement appelle au calme, affirme « vouloir protéger toutes les composantes du peuple syrien » et se voit de nouveau accusé de mener un double jeu.
À l’endroit même où tout a commencé, les deux étudiants font part de leur incompréhension : « Nos rapports seraient très bons, si des extrémistes n’utilisaient pas les réseaux sociaux pour créer de la discorde entre nous », déplore la jeune fille voilée. « Il y a beaucoup d’exagération, déclare Oussama. Quelques heures après cette querelle, nous étions tous en classe à étudier, parler et rire ensemble. »