Je me souviens un jour, ou plutôt un soir de conférence, ce parterre de têtes stupéfaites parce que, invitée à parler de Louise Michel et de la Commune, je m’écartais des soixante-douze jours de mars à mai 1871… J’évoquais les années 1880, 1890, les fictions, La Chasse aux loups (un roman), les textes sur les astres, le symbolisme, la musique et le quart de ton — tout un « dit de la Commune » qui tissait des connexions, fabriquait une légende du passé et du futur, voulait activer des « impressions » et, à travers l’écriture, remuer un inconscient révolutionnaire… Et forcément, le livre de Louise Michel, La Commune, écrit dans les années 1890, paru en 1898, ne se confondait pas avec l’événement daté de 1871, pas plus que le tableau qui représente une grappe de raisin n’est la grappe de raisin. Le livre, le texte ont une existence, une épaisseur. Cela semble évident. Pourquoi l’oublie-t-on si facilement dans le cas de Louise Michel ?
Ce soir-là, j’ai compris qu’il y avait du travail avec cette écrivaine… Non seulement parce que l’œuvre est fluviale, l’œuvre imprimée, plus l’œuvre manuscrite, à traquer d’Amsterdam à Moscou, en passant par la Nouvelle-Calédonie et bien ailleurs encore. Non seulement parce que faire connaître l’inédit est en soi un travail exigeant, de recherche puis d’édition. Mais aussi, parce que cette Louise Michel vivante, complexe et souple, qui surgissait des textes, cette Louise Michel qu’on ne peut lire qu’en la lisant, venait se heurter à une Louise Michel statufiée, lourde et massive, en même temps incroyablement réduite. Une tradition semblait installée : celle de casser la connexion entre l’écrivaine et la militante. Prenez l’une (la militante au grand cœur, la sœur de charité laïque…), jetez l’autre (l’écrivaine à la tête folle) : c’était en substance le conseil de l’homme politique, avocat et historien du socialisme Alexandre Zévaès, qui voulait pourtant être hagiographique… Ainsi il désignait une Louise Michel irrécupérable. À sa manière, il constatait l’écrivaine.
De quelque manière qu’on l’apprécie, Louise Michel n’est pas une révolutionnaire qui aurait aussi écrit, pour ainsi dire à côté de son cœur de métier. C’est bien la connexion de la militante et de l’écrivaine qui est passionnante : elle fait voir autrement l’une et l’autre, qui sont une seule personne. S’agit-il d’une révolutionnaire qui parle de révolution ? Pas seulement. La connexion est profonde, colore la démarche dans la masse, c’est une manière de cheminer, de chercher des voies, d’agir du côté du souterrain (les vaincus et les morts de 71) et du latent (germinal, le monde qui sera mais qui n’est pas encore). La littérature est là, parce que pour l’écrivaine la littérature œuvre à quelque chose, de manière indirecte, sourdement, paradoxalement, on ne sait trop comment : elle fait vibrer les cordes humaines, l’imaginaire, l’idée qui fera mouvoir la matière, elle travaille les esprits et les corps, elle accumule de l’électricité en attendant « l’heure » (de l’étincelle)… « Patience, cela chauffe » (1890). Elle fait un pont vers « l’inconnu » avec des « symboles » et des images. Elle suggère, elle hypnotise, elle contamine, elle creuse des mines… Elle est « microbe » et elle dit « la peste », elle est « jésuite » et elle dit l’ombre… Louise Michel fait comme bien d’autres artistes qui se voient reprocher, en cette fin de siècle dite décadente, de pousser dans le rouge la machine nerveuse, de dégonder les normes de la santé intellectuelle et sociale, de solliciter d’autres logiques que celles de la raison raisonnante. Alors, secouer les intervalles et faire crisser les quarts de ton (une de ses marottes d’écrivaine et de musicienne), cela touche aussi à l’essentiel. « Éveillons, aidons les forces latentes » (1904). En écrivant, Louise Michel active des forces.