Louise Michel fut déportée comme beaucoup de ses compagnons en Nouvelle-Calédonie en 1873. Elle a alors 43 ans et, tandis que tant d’autres sont au désespoir, elle se déclare heureuse de quitter pour la première fois la France et d’embarquer pour un si long voyage en mer vers ce qui est l’une des colonies les plus éloignées de la Métropole.

Des colonies, on peut gager qu’à son départ elle ne sait rien, si ce n’est les bribes de leçons reçues dans son enfance. Dans les rangs de la Commune, ses amis révolutionnaires ne lui en ont probablement pas parlé, tant le combat qu’ils mènent et les idéaux qu’ils soutiennent n’ont de sens pour eux qu’en France ou en Europe dans les pays que l’on dit « civilisés ». De son côté, Victor Hugo, avec qui elle entretient des liens d’amitié sans partager les mêmes idées politiques, défend la colonisation de l’Afrique dans un discours prononcé à la Chambre des députés le 18 mai 1879 : « Allez, peuples ! Versez votre trop-plein dans cette Afrique et du même coup, résolvez vos questions sociales. » Ces paroles font étrangement écho à la situation calédonienne expérimentée par Louise. Elle trouve là-bas une population « blanche » hétéroclite : condamnés de droit commun, déportés politiques, Kabyles insurgés, mais aussi émigrants de France ou d’ailleurs. Elle y découvre aussi ceux qu’on appelle déjà les indigènes ou les « Canaques », que les Blancs, modestes ou puissants, condamnés ou libres, préfèrent généralement ignorer. Figure d’exception, Louise Michel fait preuve, dès son arrivée, d’une remarquable curiosité envers la société kanak. Son intérêt, dont témoignent le livre Légendes et chansons de gestes canaques aussi bien que ses Mémoires, est nourri par son insatiable soif de connaissances et l’enchantement que lui procure la découverte d’un environnement nouveau, la flore, la faune et un peuple. En lien avec la Société d’acclimatation de Paris tout au long de son séjour, elle fait preuve d’une véritable curiosité ethnographique au point de demander l’autorisation de s’installer dans une tribu de Bourail. Ses qualités littéraires l’invitent à recueillir les mots kanak qu’elle entend et son imagination scientifique la porte à s’interroger sur l’origine du peuple autochtone.

Mais Louise Michel est aussi fidèle à la femme de la révolution sociale qu’elle fut en France, sensible aux humbles et aux dominés. Elle fait partie des quelques rares déportés politiques de la Commune qui, acceptant de sortir de leur malheur et d’ouvrir les yeux sur le monde qui les entoure, perçoivent la violence de la situation coloniale, le refoulement des tribus, le vol des terres et l’injustice. Face à l’insurrection kanak, en 1878, la majorité reste passive. Certains s’engagent dans les colonnes militaires françaises pour soutenir la répression. Louise Michel ose prendre ouvertement la défense des insurgés. La scène est célèbre. Alors que deux Kanaks viennent lui dire au revoir avant de partir se battre contre « les Blancs », elle déchire un morceau de son écharpe rouge de la Commune et leur offre en souvenir.

Pourtant, elle n’échappe pas aux préjugés de son époque et voit dans les indigènes de « bons sauvages » et de « grands enfants » qu’il faut éduquer et conduire sur la voie du progrès. L’institutrice ouvre une école à Nouméa en 1879, convaincue, en bonne hussarde de la République, de l’émancipation par le savoir. Mais une fois de retour en France, sa position publique se durcit : « Eh bien, ce sont mes amis noirs surtout que je regrette, les sauvages aux yeux brillants, au cœur d’enfant. […] Ceux qui m’accusaient, au temps de la révolte, de leur souhaiter la conquête de leurs libertés avaient raison. […] Qu’on en finisse avec la supériorité qui ne se manifeste que par la destruction ! »

Plus que le renversement d’un ordre colonial qui, dans les années 1880, semble inéluctablement s’étendre et s’imposer, c’est le « principe de la supériorité de l’homme blanc qu’elle combat, les brutalités qu’il justifie et l’aveuglement qu’il produit à l’encontre d’hommes et de femmes kanak dont elle défend l’intelligence, la sensibilité, les compétences, en d’autres termes, l’humanité. En cela, Louise Michel tranche avec les puissants préjugés de son temps, le racisme colonial et le racisme ordinaire. En femme libre, elle refuse l’aliénation des frontières raciales pour nouer de véritables liens d’amitié fondés sur l’admiration et le respect.