Dans cet entre-deux marqué par les désillusions de la Libération et les prémices de ce qui va devenir la guerre froide, Camus réitère des idées forgées avant la guerre, celles d’un socialisme internationaliste et pacifiste, mais en les confrontant à la réalité des faits, celle de l’interdépendance croissante des hommes et des peuples. Face à ce que l’on ne nomme pas encore « mondialisation », il entend prendre date de l’accélération d’un monde qui s’évertue à régler des problèmes locaux de bornage d’un autre temps. C’est cette réalité des faits qui requiert d’autres outils d’analyse que ceux, aussi traditionnels qu’obsolètes, utilisés par les gouvernements nationaux.
Ce n’est pas à dire que les gouvernants ne sont pas conscients des mutations en cours, et Camus n’est certes pas le seul à les constater. Seulement, les solutions apportées ne sont pas les bonnes parce qu’elles demeurent tributaires des doctrines formées dans les siècles passés, celles du « libéralisme capitaliste » et du « socialisme dit scientifique », que Camus renvoie dos à dos. Et de fustiger ce condominium « russo-américain » sur la toute nouvelle Organisation des Nations unies, bien mal nommée. Ce que suggère, en effet, le droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité, c’est la mise en coupe réglée de l’ordre du monde au nom des intérêts nationaux des États les plus puissants. Cette « mondialisation » est un Janus, une sorte de ruse de l’histoire d’empires qui se jaugent avant de s’affronter, sans s’apercevoir, note Camus, que « le choc d’empires est déjà en passe de devenir secondaire par rapport au choc des civilisations. De toute part, en effet, les civilisations colonisées font entendre leur voix ».
Et pourtant, les choses n’ont guère changé : grossie de la cohorte des États décolonisés, l’ONU demeure une organisation interétatique et non cette « société des peuples » que Camus appelait de ses vœux dès décembre 1939. Partant du constat que les victimes de la guerre sont d’abord les peuples, seuls ces derniers sont à même de les prévenir par leurs « représentants » autorisés. Si Camus ne s’attache pas à préciser comment seraient désignés ces derniers, il ne fait aucun doute que cela passe par le sacrifice d’une part de la souveraineté des États.
De fait, ce que Camus revendique, c’est un ordre authentiquement universel, ni national ou continental, « ni surtout occidental ou oriental » (Combat, 26 novembre 1946). Cette unification du monde a une chance de réussir autrement que sous une férule impériale, forcément mortifère à l’ère nucléaire, si elle emprunte la voie de la « démocratie internationale » ; c’est-à-dire « une forme de société où la loi est au-dessus des gouvernants, cette loi étant l’expression de la volonté de tous, représentée par un corps législatif ». Un parlement mondial, élu directement par les peuples et exprimant par là même la solidarité des nations préalablement débarrassées de ce que Camus nomme en 1959 le « virus nationaliste ».
S’il est, sur ce plan, une constante de son discours politique, c’est une aversion envers toute forme de nationalisme et, dirait-on aujourd’hui, de souverainisme. Ce repli sur soi – ensemble, mais entre nous – ne va pas sans l’exclusion de l’Autre, voire, dans les situations les plus extrêmes, de néantisation de celui qui n’est pas Moi. C’est pourtant sur le fait national que doit s’édifier le parlement de la démocratie internationale. Dans un article de L’Express du 30 décembre 1955, il rappelle que « même ceux qui désirent que le cadre national soit dépassé, et je suis de ceux-là, ne doivent pas ignorer qu’on ne peut se dépasser sans être […]. L’unité est d’abord une harmonie de différences ». L’on pourrait se contenter de voir dans ces propos une subtilité dialectique. Il s’agit pourtant de la version la plus authentique de ce qu’en droit international l’on nomme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Non pas ce droit du peuple à devenir un État avancé par l’ONU ; un droit appelé à ne s’exercer qu’une seule fois car, une fois l’État constitué, le droit du peuple devient un droit de l’État et non plus un droit du peuple. Ce qui est une autre façon de retomber dans le nationalisme.
Ce droit des nations à s’unir pour préserver leur existence passe d’abord par le contrôle des ressources naturelles. Sur ce plan, Camus a bien perçu la dimension économique de l’unification du monde si prégnante aujourd’hui. Mais les solutions qu’il esquisse sont aux antipodes des remèdes actuels, fondés sur un patriotisme économique, une aspiration protectrice stimulée par le retour de l’État tutélaire. Il ne propose rien moins que la collectivisation internationale des ressources vitales : « de même que la solution politique sera internationale ou ne sera pas, de même la solution économique doit viser d’abord les moyens de production internationaux : pétrole, charbon et uranium. Si collectivisation il doit y avoir, elle doit porter sur les ressources indispensables à tous, et qui, en effet, ne doivent être à personne » (Combat, 27 novembre 1946). Ce qui est ici suggéré n’est rien d’autre que la résurgence de la res communis du droit romain, voire la doctrine multiforme des « biens communs » avancée aujourd’hui. Cela renvoie aussi, dans une moindre mesure, à la notion juridique de « patrimoine commun de l’humanité » évoquée, notamment, par le droit de la mer.
Un même ciment unit cette démocratie internationale et solidaire des nations, c’est celui de l’idée fédérale, que Camus n’a cessé d’évoquer. Sans doute s’agit-il davantage d’un fédéralisme communaliste proudhonien – ce qui, au passage contredit ce lieu commun selon lequel la pensée fédéraliste est étrangère à la tradition politique française. Aussi serait-il plus exact d’affirmer qu’elle a été plutôt refoulée par cette tradition. Camus n’a pas seulement fait sien le fédéralisme territorial classique en adhérant au projet de construction européenne mais, de manière plus originale, il a aussi envisagé un autre type, moins connu, de fédéralisme : il s’agit d’un fédéralisme de type communautaire et personnel, plus adapté à la situation d’un territoire habité par des populations entremêlées et d’origines différentes. Au point d’en formaliser une solution pour l’Algérie en une tentative désespérée et alors que tout était déjà consommé.
Si Camus n’a évidemment pas « pensé » la mondialisation, sa lucidité lui a permis d’en saisir le caractère inéluctable et d’en esquisser les solutions. Celles-ci peuvent sembler utopiques, comme il l’a lui-même relevé, en se plaçant sous le signe d’une « utopie relative qui laisse une chance à la fois à l’action et aux hommes » (Combat, 23 novembre 1946). Et de préciser que la vocation d’une telle « utopie relative » est d’entrer dans l’histoire dès lors qu’elle s’identifie à l’esprit de réalité.
Nous y sommes.