Je suis donc parti m’installer à Londres, comme un demi-million d’autres Français. L’Eurostar a sans doute traversé Calais à un moment mais je ne m’en suis pas aperçu. J’ai passé le trajet au bar, à boire des bières blondes, à la manière des Anglais. On se doit de respecter la culture et les valeurs d’un pays.

J’ai payé mon loyer d’avance et personne ne s’est plaint quand j’ai emménagé dans mon appartement à Clapham. Peut-être que si vous êtes blanc et que votre parcours migratoire est suffisamment pathétique (du IXe arrondissement, où tout vous rappelle votre ex-femme, jusqu’à ce Paris miniature qui ne vous aide pas à oublier), alors personne ne vous accuse de ne pas être un authentique réfugié, ou de faire ça uniquement dans l’optique d’une vie meilleure.

L’année suivant mon arrivée, une Anglaise a emménagé dans l’appartement d’à côté. Ce coin de Londres était pourtant devenu un véritable arrondissement français, mais je n’ai pas protesté. Côté cœur, je suis très Schengen : je suis pour la liberté de mouvement des gens qui m’émeuvent. Ma voisine est séduisante si vous êtes sensible, comme c’est mon cas, à cet air de tristesse résignée (je n’éprouve plus aucune attirance pour les gens qui n’ont jamais sombré).

Quand j’ai vu ma nouvelle voisine remonter -l’allée avec toute sa vie entre les bras – cinq cartons et un figuier pleureur –, je me suis dit : ça va être comme dans une comédie romantique anglaise, où deux cœurs brisés se réparent l’un l’autre en 115 minutes, à grands coups de voix off et de montage.

Ma voisine a une fille adolescente, qui porte le nom d’une ville avec laquelle ni l’une ni l’autre n’ont aucun lien. Je le sais parce que je le lui ai demandé :

– C’est sympa comme prénom. Il y a une histoire derrière ?

Elle m’a dévisagé.

– Hein ?

– Calais. Ton prénom. Tu as des origines là-bas ?

Elle a roulé les yeux et elle est rentrée chez elle.

– C’est juste que j’aimais les sonorités, m’a expliqué sa mère. Et comme Paris a été pris.

Il m’a fallu un moment pour comprendre qu’elle ne voulait pas dire que Paris avait été pris par Bismarck ou Hitler, mais par la famille Hilton.

La fille de ma voisine habite ce nom, Calais, mais sans prétention territoriale. Elle se glisse dans ce mot, misérablement, comme sous une tente offerte par des bénévoles.

Tous les soirs, une mobylette leur apporte à elle et sa mère une pizza de la marque Domino’s, d’ailleurs le logo sur la boîte représente deux dominos stylisés. Ma voisine m’a parlé d’un jeu qu’elle a chez elle, dans lequel il faut associer des rectangles en bois qui ressemblent justement à ce logo. Elle m’a dit que ce jeu s’appelait le Domino’s, du nom de cette marque de pizza. Elle pense que c’est un produit dérivé ; comme la coque de son téléphone, à l’effigie de La Reine des neiges de Disney. Ça coûte plus cher parce que c’est du marketing – elle me dit qu’elle le sait bien, qu’elle n’est pas sotte –, mais quand c’est une marque qu’on aime on ne peut pas résister, et au final c’est comme ça qu’on se fait avoir, pas vrai ? Elle place un doigt contre sa tempe, me lance un clin d’œil, et je suis heureux qu’elle m’inclue dans sa coalition d’initiés.

Ma voisine ne travaille pas. Elle touche les allocs. Elle a le prénom de sa fille tatoué sur le poignet. La fille va à l’école mais, le plus souvent, elle reste au lit, trop déprimée. La livraison par Domino’s est gratuite car elles bénéficient d’un programme de bons alimentaires de la mairie. Tous les soirs entre 18 heures et 18 h 30, ma voisine et sa fille mangent leur pizza à même la boîte en regardant le journal télévisé. Après quoi elles descendent toutes les deux fumer au pied de l’immeuble.

Cette semaine, on n’a pas arrêté de voir la « jungle » à la télé. Elles m’ont posé des questions là-dessus tandis qu’elles allumaient leur cigarette sur le perron et que je rentrais chez moi de la banque où je travaille comme analyste.

J’ai répondu qu’à mon avis le Royaume-Uni refuserait d’accueillir ces réfugiés, non parce que Cameron manque de compassion, bien sûr – qui pourrait rester insensible à ces images, etc., etc. ? –, mais parce qu’il arguerait d’un possible effet domino (j’entendais par là qu’en acceptant ces réfugiés en colère on risquait de créer un appel d’air pour d’autres, générant ainsi davantage de colère, voire des actes de terrorisme). Ma voisine a eu l’air inquiète : étais-je en train de dire que ça pourrait avoir un impact sur ses bons Domino’s ?

La première fois que je l’ai vue, pourtant – juste ces quelques secondes où elle remontait l’allée avec sa vie cabossée dans des cartons tandis que j’avais fini de déballer la mienne –, juste ce bref instant-là, j’ai cru en notre humanité commune.

Je vis à Londres depuis trois ans désormais, et il se peut que je boive trop. Mon ex-femme me manque. Parfois il m’arrive de me réveiller en pensant que je suis chez moi, et puis je me souviens que je n’ai plus de chez moi. Nous traversons Calais à un moment, mais sans nous en apercevoir. 

 

Traduit de l’anglais par JULIE SIBONY