Pourquoi l’art est-il si intimidant ?

À part pour une minorité de gens, l’art n’est pas quelque chose auquel nous sommes confrontés dès l’enfance. On peut facilement avoir accès aux livres, à la musique, mais pour être en contact avec les arts plastiques, il faut que quelqu’un fasse l’effort de se déplacer dans un lieu dédié.

Ces lieux sont eux-mêmes souvent intimidants parce que remarquables, uniques en leur genre. On ne sait pas trop comment s’y diriger. Je me souviens avoir entendu des lycéens confier, à la sortie du Louvre : « On ne savait même pas qu’on avait le droit d’y entrer. » Il me paraît difficile d’éviter cela. En revanche, on pourrait davantage travailler sur les discours tenus sur l’art, en dehors des musées, qui sont pour moi des discours d’anti-transmission : soit ils sont trop savants et font appel à des références historiques ou philosophiques qui perdent en route l’auditeur ; soit, à l’extrême inverse, ils versent dans l’anecdote racoleuse. Lorsqu’on vulgarise systématiquement de façon ludique – un mot très à la mode –, c’est perdu d’avance.

« L’art parle toujours de la vie, c’est-à-dire de nous tous. »

Sommes-nous tous égaux face à une œuvre d’art ?

J’y crois profondément, oui. L’inégalité réside simplement dans le fait que nous ne le savons pas tous. L’art n’est pas fait pour les historiens d’art, encore moins pour les critiques. L’œuvre d’un peintre est un espace de transmission. L’artiste a quelque chose à dire, à faire, à montrer, qu’il doit laisser jaillir de lui. Et face à lui se trouve le spectateur. L’art parle toujours de la vie, c’est-à-dire de nous tous. Nous avons, bien sûr, une expérience et des références différentes selon notre âge, notre parcours, mais nous en sommes tous pourvus. Chacun est l’interlocuteur choisi par le peintre. Voilà ce qu’il faudrait pouvoir faire comprendre à tout le monde.

Cela étant dit, cela ne signifie pas que l’on peut voir dans une œuvre d’art « tout ce que l’on veut ». Le vrai enjeu, c’est de parvenir à voir quelque chose de ce que le peintre a voulu transmettre. C’est là où le savoir, le rapport à l’histoire de l’art, quelques informations, que l’on peut glaner ici et là, peuvent aider à ne pas se tromper et à ne pas trop plaquer sa propre lecture, son propre besoin sur une œuvre.

Ce serait là un échec d’interprétation ?

Une impasse, sans aucun doute. S’arrêter aux « j’aime » ou « je n’aime pas », « c’est idiot », « c’est facile à faire » constitue une impasse. Il faut se demander pourquoi. Cela veut bien dire qu’il y a quelque chose de vivant, qui agit. Mais on peut assez vite sortir de cette impasse dès lors que l’on pose la question du pourquoi.

« Chacun est l’interlocuteur choisi par le peintre »

Dans les musées, les audioguides sont souvent appréciés par les visiteurs. Connaître le contexte de création d’une œuvre, est-ce important pour en faire l’expérience ?

Cela enrichit, aide à recadrer. Prenez un portrait de femme par Picasso. Immédiatement, arrive le cliché, par ailleurs très à la mode : Picasso aimait cabosser les têtes des femmes. Or si l’on fait le lien entre le tableau et l’époque, disons 1937, on peut se demander si c’est bien Picasso qui casse cette femme, ou si elle est cassée par l’histoire contemporaine. Peut-être qu’en réalité, Picasso est venu peindre cette réalité-là.

Ceci dit, cette forme d’accompagnement n’est pas indispensable lorsqu’on visite un musée. Il est important de déambuler à son propre rythme. Le luxe ultime, c’est d’aller dans un musée, un jour, pour ne voir qu’un seul tableau, comme on irait voir quelqu’un. C’est une rencontre très personnelle.

Comment sensibilise-t-on au mieux un enfant au monde de l’art ?

En ne posant aucune barrière, en n’imposant aucun programme non plus. Très souvent, j’entends des parents dire vouloir commencer par telle époque, puis poursuivre dans le temps de manière chronologique. Cela n’a aucun sens. Ce qui compte, c’est de suivre et de respecter le regard des enfants, de savoir ce qu’ils vont regarder d’abord. Pourquoi est-ce que ça capte leur attention ? Pourquoi est-ce que ça leur reste en mémoire ? Un enfant qui aime un tableau demande toujours à revoir le même, comme les histoires qu’on lui raconte et qu’il finit par connaître par cœur. C’est comme voir un vieux copain.

Autre point important : la transmission est d’autant plus intéressante et bénéfique qu’elle se fait sous forme de conversation. L’obligation de l’admiration, le respect a priori ne fonctionnent pas. L’admiration est quelque chose qui doit se gagner. Mais attention à ne pas considérer, à l’inverse, que la vérité est forcément dans la bouche des enfants, qu’il faut les écouter sans broncher parce que ce sont eux qui savent. C’est trop commode, et une façon de s’excuser parce qu’on n’a rien à leur dire. Le secret de la transmission réside dans la conversation à parts égales.

L’école a-t-elle un rôle à jouer ?

Je crois beaucoup en l’initiative personnelle, individuelle. Il suffit qu’une personne vous dise un jour quelque chose, ne serait-ce qu’une phrase, pour vous ouvrir un monde entier. Que ce soit un enseignant, un parent, ou quelqu’un d’autre, peu importe, finalement. L’école a certainement des dossiers plus urgents à gérer. Encore que… Regarder des images, c’est apprendre une langue. À l’heure actuelle, alors que nous sommes noyés dans un flot perpétuel d’images, il serait pertinent de revenir à l’histoire de la peinture. En apprenant à déchiffrer un tableau du xviie ou du xixe siècle, on est beaucoup plus armé, capable d’y voir clair quand on regarde autour de soi, que ce soit un film, la télévision, la publicité. Il y a aujourd’hui une désaffection pour l’art ancien, en particulier pour la peinture religieuse. Mais il faut rappeler qu’au musée, il n’est pas question de catéchisme, c’est un système de signes, un langage extraordinairement sophistiqué qui a tout inventé en termes d’images.

Comment entre-t-on dans une œuvre d’art ?

Que vous regardiez un Poussin ou un Rothko, laissez-vous aller. Dans la plupart des cas, on arrive avec une idée préconçue de ce qu’on attend d’une image. Ne demandez rien a priori au tableau. Le travail du spectateur le plus humble, c’est de laisser ses bagages au vestiaire. À un moment donné, vous prenez conscience que vos yeux se posent quelque part dans le tableau. Pourquoi ? À cause d’un dessin particulier, d’une tache, d’un vide. Commencez par là. Parfois ça va vite, mais cela peut prendre des années. C’est comme avec les gens : il y a ceux avec qui on ne s’entend jamais, d’autres avec qui on fait connaissance très vite. Et ce qui est magnifique, c’est que vous pouvez voir des choses la première fois, et au fur et à mesure des années, découvrir d’autres aspects qui vous avaient échappé.

« Le ludique, c’est une obsession d’adultes qui craignent d’être ennuyeux. »

Regarde-t-on les œuvres d’art de la même manière qu’avant ?

On en consomme davantage et plus vite. Est-ce qu’on les regarde mieux, avec plus de simplicité ? Je n’en suis pas sûre. Aller au musée est une bonne chose, encore faut-il savoir ce qu’on va y faire. À mes yeux, certaines expériences prétendues ludiques, comme les séances de yoga (ou autre) au musée, sont un aveu d’échec de la part de ces institutions. Le ludique, c’est une obsession d’adultes qui craignent d’être ennuyeux. Or le sérieux n’est pas synonyme d’ennui, c’est peut-être même la chose la plus passionnée du monde, la plus enchanteresse. Quand on les intéresse, les enfants ne pensent pas à jouer, ils écoutent et ils sont les premiers à apprécier d’être considérés comme des personnes intelligentes. On a tendance à sous-estimer le spectateur, à penser qu’il n’est pas capable de comprendre, qu’il faut lui fournir du divertissement pour l’attirer. Je crois que c’est une erreur de penser ainsi. L’art est un espace ouvert, il n’est pas le domaine réservé d’une élite. 

 

Propos recueillis par M.P. & L.H.

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