Cette mobilisation paysanne est, pour moi, un moment historique. Un grand choc qui ne se résume pas à quelques barrages sur des routes. Ces gens gagnent moins de mille euros par mois et ne s’en sortent pas. On s’éloigne du romantisme que José Bové ou moi-même, avec mes films, pouvions incarner. On n’est plus dans la diagonale du vide mais dans un univers moderne, contemporain, avec une France agricole en souffrance qui demande un peu de confort pour vivre.

Ce tracteur photographié dans une ferme de Haute-Saône me rappelle celui que mes parents avaient acquis après la guerre. Ce fut un tel événement pour moi, comme s’il annonçait la fin d’une certaine misère rurale. Avant, ils avaient des bœufs pour tirer la charrue, comme au XIXe siècle. J’en avais un peu honte. Leur tracteur était un Fergusson. Tout était fabriqué à Chicago. L’Amérique était très importante dans les fermes françaises. Le tracteur était un symbole de modernité mais aussi le symbole d’un nouvel esclavage.

Cela peut paraître anecdotique, mais je me revois gamin, élève à l’école de Villefranche-sur-Saône, me bagarrant dans la cour avec des garçons en leur criant : « S’il n’y avait pas de paysans, vous mangeriez des clous ! » Plus tard, jeune photographe, on me demande : « D’où tu viens, Raymond ? » J’avais tout le complexe d’un fils de paysan ne sachant pas trop comment boire un café au zinc d’un bistrot parisien. Cette faiblesse s’est transformée en une force quand je suis allé au Chili ou en Afrique. Je comprenais les gens que je rencontrais. Mon père me demandait : « Ils sont comment ? » Je lui répondais : ils sont comme toi, de grands éleveurs de chameaux, comme tu élèves des vaches charolaises. Encouragé par l’initiative du président américain Franklin Roosevelt – qui avait lancé dans les années 1930 une vaste mission photographique pour documenter les fermiers les plus touchés par la Grande Dépression –, j’ai voulu immortaliser ces paysans français, ces cuisines, ces granges, ces cours de ferme. On se moquait beaucoup de moi : « Tu nous emmerdes avec tes paysans ! » Je ne regrette pas. Je suis toujours ému de voir ces visages aujourd’hui disparus.

Maintenant, il n’y a pas d’alternative. Quand j’écoute ces paysans sur les barrages, je retrouve toute la tendresse de mes parents. Ils ont un sens de la parole très fort. Je suis surpris par les chiffres de nos importations alimentaires. Je sais que, dans les campagnes, beaucoup de fermes familiales périclitent et deviennent des résidences secondaires. Dans la Bresse voisine de ma ferme du Garet, on est passé du blé au maïs. Je vois des gros tracteurs, des cultures industrielles… Je me demande : si ceux-là ne s’en sortent pas, qui va s’en sortir ? Et pourtant, je me dis, non, ce monde ne peut pas disparaître : on vient tous de là. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !