La santé mentale des pères est-elle un sujet de préoccupation sociétale ?
Depuis la publication du rapport de la Commission des 1 000 premiers jours, en septembre 2020, on voit petit à petit émerger une préoccupation pour la santé mentale des pères. Dans ce rapport, les experts alertaient notamment sur le fait que les pères pouvaient aussi être fragilisés au moment de la venue au monde d’un enfant et présenter des besoins spécifiques nécessitant des mesures d’accompagnement.
Ce rapport a-t-il été suivi d’effets ?
À ce jour, deux mesures ont été principalement mises en œuvre. En 2021, le congé paternité a été rallongé, passant de 14 à 28 jours pour soutenir l’engagement parental des hommes, favoriser leur implication auprès des bébés. Mais un petit mois, dont seulement sept jours obligatoires, cela reste très court pour répondre à une telle ambition. D’ailleurs, l’un des arguments mobilisés en faveur de cette réforme – l’idée que la présence des conjoints au domicile aurait des effets bénéfiques sur la santé mentale des mères – ne dit pas autre chose : les hommes restent davantage pensés comme des aidants que comme des pères.
Quelle est la seconde mesure ?
C’est la mise en place, depuis juillet 2022, d’un entretien postnatal précoce obligatoire, quatre à huit semaines après l’accouchement, promu comme un outil de dépistage de la dépression postnatale. S’il peut être réalisé en couple comme l’entretien prénatal précoce obligatoire depuis 2020, dans les faits, les sages-femmes rencontrent encore moins souvent les hommes après qu’avant la naissance. Concrètement, ce rendez-vous postnatal s’adresse aux mères. Dans le cadre d’une politique qui proclame mettre au centre la santé mentale des parents, c’est a priori assez paradoxal.
« Les hommes restent davantage pensés comme des aidants que comme des pères »
Comment expliquer ce traitement différencié de la santé mentale périnatale au féminin et au masculin ?
Ces cinq dernières années, des collectifs féministes se sont emparés de la question de la souffrance des mères en post-partum, et leur critique est devenue audible. Du côté des pères, l’expérience de la parentalité a fait l’objet d’une tout autre politisation. Quelques-uns, actifs sur les réseaux sociaux, se sont mobilisés pour l’allongement du congé de paternité et continuent de promouvoir l’investissement paternel. Mais la prise de parole publique sur la paternité impliquée donne à entendre une expérience positive à encourager. Quid des sentiments comme la culpabilité, la colère, la lassitude ou le regret dont peuvent témoigner les mères ? Les hommes seraient-ils épargnés ? C’est peu probable, bien qu’ils disposent d’une latitude plus grande que les mères pour se tenir à distance de la pénibilité du travail parental. Dans le contexte actuel, marqué par la persistance des inégalités de genre et par la montée en puissance des masculinismes, porter un discours progressiste sur le mal-être des pères peut s’avérer politiquement périlleux. Or, à mon sens, si l’on considère que les difficultés psychiques des parents ont des effets délétères sur leurs enfants, s’inquiéter uniquement de la santé mentale des mères revient à faire porter la responsabilité première de leur bien-être sur les seules épaules des femmes. Pourquoi devraient-elles être les seules à devoir aller bien et à se faire soigner ? Mieux partager la responsabilité parentale, c’est aussi inciter les hommes à prendre en charge leur santé mentale. Et il incombe aux pouvoirs publics d’y contribuer, car se soucier de la santé mentale des pères, c’est aussi, me semble-t-il, un enjeu féministe.
Comment, en tant que sociologue, analysez-vous la souffrance de certains pères ?
Devenir parent constitue une transition encadrée par des normes, des attentes sociales qu’on a intériorisées. Ne pas se sentir en conformité avec les rôles prescrits peut être une expérience douloureuse. On attend aujourd’hui des pères qu’ils se montrent présents. La disponibilité paternelle est valorisée et valorisante à l’arrivée d’un enfant. Or le désengagement professionnel durable des hommes reste socialement moins accepté que celui des femmes. Il y aurait beaucoup à dire tant la réception de la norme de présence paternelle varie en fonction des milieux sociaux, mais on peut pour le moins faire l’hypothèse que cette tension entre des injonctions contradictoires est source de souffrance chez certains pères.
La dépression du post-partum chez les pères est-elle estimée ?
Les données françaises les plus fiables, celles de l’enquête Elfe de 2011, évaluent à 5 % la prévalence de la dépression postnatale paternelle deux mois après la naissance. Dans un sondage OpinionWay de 2019, 18 % des pères déclaraient avoir souffert d’une dépression à la naissance de leur enfant. Globalement, il existe bien moins d’études sur la fréquence de la dépression postnatale des hommes que sur celle des femmes. Au-delà des chiffres, c’est ce constat qui me semble le plus intéressant. Par ailleurs, le « suicide maternel » constitue dorénavant la première cause de décès des femmes en contexte périnatal. Or on sait que les hommes se suicident trois fois plus que les femmes. Pourtant, on ne dispose d’aucune donnée sur le « suicide paternel ». D’ailleurs, la catégorie n’existe même pas.
« Les unités "mère-bébé" ont tendance à être rebaptisées unités "parents-bébé" »
Quels dispositifs prennent en charge aujourd’hui le mal-être des pères en période périnatale ?
On a assisté ces dernières années à l’ouverture de nouvelles unités mobiles de psychiatrie périnatale qui proposent des visites à domicile et qui, de cette manière, rencontrent plus souvent les pères. S’ils sont a priori des patients au même titre que les mères, dans les faits, ils ne sont pas les premiers interlocuteurs des professionnels. On observe aussi des évolutions dans d’autres dispositifs de psychiatrie périnatale : les unités « mère-bébé » ont tendance à être rebaptisées unités « parents-bébé ». S’agit-il uniquement d’un effort rhétorique de façade ? Ou est-ce le signe d’une véritable mutation dans l’offre de soins ? Il est trop tôt pour le dire.
Soulignons tout de même que les initiatives se multiplient dans différents espaces de la santé périnatale, à l’instar des maternités où des groupes de parole entre (futurs) pères sont proposés. Autre exemple notable : une consultation prénatale dédiée aux futurs pères et coparents a été récemment mise en place par la municipalité de Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Il s’agit d’un bilan de santé offert aux partenaires des femmes enceintes (examen clinique, dépistage des infections sexuellement transmissibles, mise à jour des vaccins, etc.). Parce qu’elle vise indirectement la santé de l’enfant à naître, cette consultation préventive n’a en fait rien de fondamentalement nouveau, du moins dans son esprit. Elle rappelle l’examen prénuptial obligatoire, instauré à des fins hygiénistes en 1942, puis tombé en désuétude jusqu’à sa suppression en 2007. Les enjeux sanitaires d’aujourd’hui ne sont toutefois plus tout à fait les mêmes qu’autrefois. Alors que les hommes recourent moins souvent que les femmes aux soins psychiques, ce rendez-vous prénatal pourrait être, s’il était généralisé, un espace de prévention et de dépistage des difficultés psychiques paternelles et, au besoin, une porte d’entrée vers le système de soins en santé mentale. Du reste, il y a fort à parier qu’il serait pour cela bien plus efficace que l’entretien prénatal précoce, moins propice à l’expression des hommes qui s’y rendent avec leur compagne, lorsqu’ils s’y rendent.
Propos recueillis par MANON PAULIC