Il est difficile d’être optimiste en ce moment, pour quiconque est attaché aux droits humains, aux libertés publiques et à la sauvegarde de l’habitabilité de la planète. C’est une période sombre, mais quelle autre option que garder espoir ?

Ce qui m’effraie le plus, dans le moment que nous traversons, c’est le rapport à la vérité institué par Trump, qui se répand dans le reste du monde. Pour une journaliste comme moi, il est compliqué de penser sa place face à un monde de vérités alternatives et de relativisme absolu. Ça veut dire que n’importe quelle assertion peut devenir une réalité, qu’il n’est plus possible d’avoir un débat d’idées fondé sur des faits. L’affrontement est le lot commun de la politique, mais il exige des référents communs : les chiffres étaient les chiffres, les faits étaient les faits ; aujourd’hui, on discute de l’existence même des faits. Et cette relativisation de la vérité sert le projet de société de l’extrême droite, qui a longtemps été considéré comme orwellien et qui, pour beaucoup, devient aujourd’hui désirable. C’est le concept de la fenêtre d’Overton : ce qui était auparavant rejeté est désormais tolérable. L’extrême droite a réussi à modifier les imaginaires en rendant désirable une société de la discrimination et de l’obsession de la sécurité.

Cela étant dit, la gauche est très loin d’avoir été exemplaire en France. Elle a beaucoup de choses à se reprocher et doit certainement faire son autocritique, comme tous les partis politiques ou les médias, d’ailleurs. Mais elle ne peut pas pour autant endosser la responsabilité de tout ce qui se passe. Or, on constate aujourd’hui que les discours de gauche sont stigmatisés, résumés dans beaucoup de médias réactionnaires à un seul bloc, présenté comme l’« extrême gauche », à qui l’on prête tous les maux. Encore une fois, je ne cherche à dédouaner personne : il y a de l’antisémitisme à gauche, par exemple, mais il faut rappeler qu’il est sans commune mesure avec celui que l’on trouve à l’extrême droite.

 

« Trouver des valeurs qui nous rassemblent »

 

Je suis inquiète quand je vois que certaines formations politiques de gauche sont présentées comme le danger démocratique numéro un, alors même qu’elles sont très loin d’arriver au pouvoir. Cela mène à des accusations de gauchisme, qui vont régulièrement de pair avec des accusations de militantisme, souvent utilisées pour décrédibiliser les journalistes – j’en ai fait les frais à plusieurs reprises. Pourtant, rappeler les faits ne relève pas du militantisme d’extrême gauche ! Mais pour éviter de prêter le flanc à cette critique, certains journalistes se mettent aujourd’hui à employer des termes comme « grand remplacement », « wokisme », « islamo-gauchisme ». En légitimant ce lexique, ils prennent le risque de s’éloigner des faits et des analyses établies par les sciences politiques et sociales, et de participer à la construction d’un imaginaire propice aux thèmes réactionnaires.

Reste que, peu importe la vision que l’on a des électeurs d’extrême droite – qui, je le rappelle, n’ont pas tous les mêmes idées ni le même regard sur le monde –, je ne pense pas que l’on parviendra à changer les choses en les méprisant ou en les agressant. Je ne dis pas qu’il faut être tendre avec le racisme ou tolérant avec l’intolérance ! Mais la posture qui consiste à simplement mépriser l’autre ne nous permet pas de faire société ni d’avancer vers un monde plus désirable. Il faut donc faire l’effort du dialogue pour réussir à reconstruire du lien, que ce soit au sein de sa famille, avec ses amis, dans des associations, au travail… Personne ne change d’avis en une seule discussion. Mais plusieurs conversations peuvent permettre d’établir un véritable lien de respect et de confiance avec des personnes qui ne pensent pas comme nous. J’ai déjà réussi, sur le temps long, à sensibiliser à l’écologie des gens qui ne partageaient pas mes idées ! Le tout, c’est de ne pas s’arrêter à ce qui nous oppose. Avant d’arriver à proposer des idées, il faut déjà avoir au minimum l’estime intellectuelle, morale et éthique de son interlocuteur. Et pour cela, il faut trouver des valeurs qui nous rassemblent – beaucoup de positions résultent en réalité de la méconnaissance et de la peur.

C’est là qu’interviennent par exemple les valeurs républicaines – liberté, égalité, fraternité – qui me tiennent à cœur et auxquelles sont attachés beaucoup de gens. Ou encore l’ambition de vivre sur une planète habitable. Il faut revenir à des bases qui peuvent nous mettre d’accord. Ensuite, trouver des référents communs pour lutter contre les bulles informationnelles. Ne pas essayer d’imposer son média, Blast contre CNews par exemple, mais trouver des références qui conviennent à chacun. Ça peut être des livres, des auteurs, des chaînes d’information qui sont moins politisées… Et si on n’en trouve vraiment pas, on peut essayer de comprendre pourquoi tel ou tel média va susciter de la défiance. Une fois qu’on a ce terrain commun, on peut passer aux thèmes sur lesquels il y a des désaccords, et commencer à argumenter. Le grand principe directeur n’est pas d’essayer d’avoir raison, mais d’entretenir une discussion constructive. Je donne aussi souvent ce conseil : remercier son interlocuteur à la fin de la discussion. Ce sont des petites choses, mais je suis convaincue qu’elles aident. Je rappelle que l’information la plus fiable, aux yeux des Français, est celle qui leur est donnée par leurs proches. Donc ces discussions ont du sens, une utilité. C’est aussi un remède contre l’impuissance. On a besoin de parler de politique dans notre société et on ne peut pas le faire en dépit des gens qui votent à l’extrême droite. On ne peut pas refuser de parler à 11 millions de personnes. 

Conversation avec JULIEN BISSON