Novembre 2005. Un étrange train quitte le centre de Buenos Aires en route pour Mar del Plata, ville située sur la côte atlantique : à son bord, le candidat à la présidence bolivienne Evo Morales, la star du football Diego Maradona et le cinéaste Emir Kusturica, qui tourne alors un documentaire, ainsi que de nombreux intellectuels, artistes et militants de gauche. Plus de 40 000 manifestants vont s’opposer au quatrième sommet des Amériques, qui sera marqué par l’affrontement entre le président des États-Unis, George W. Bush, et celui du Venezuela, Hugo Chávez. Ce contre-sommet de Mar del Plata constitue l’un des moments épiques qui ont couronné le « virage à gauche » latino-américain. Cette région apparaît – une fois de plus – comme le territoire de l’utopie, en l’occurrence de la renaissance du socialisme, sous le nom de « socialisme du xxie siècle ». Les politiques d’intégration sociale, la défense de l’unité latino-américaine et les réformes constitutionnelles donnent alors forme à des projets de refondation, avec des résultats variables selon les pays, mais étroitement liés à la hausse du prix des matières premières.
Aujourd’hui, cet événement survenu il y a deux décennies semble préhistorique. La gauche régionale, dans ses différentes variantes idéologiques, navigue à contre-courant. Et le Venezuela, qui était censé être le moteur du basculement régional, a fini par devenir un poids mort dont il est difficile de se débarrasser. Le populisme de gauche est en crise dans tous les pays. En Argentine, le kirchnérisme (courant lié à l’ancienne présidente péroniste Cristina Kirchner) a été battu par l’outsider libertarien d’extrême droite Javier Milei, sorti de nulle part ; en Bolivie, le Mouvement vers le socialisme (MAS) est pris dans une sorte de guerre civile entre Evo Morales et l’actuel président Luis Arce ; en Équateur, le parti de l’ancien président Rafael Correa n’a pas réussi à revenir au pouvoir ; et Nicolás Maduro ne peut se maintenir à la tête du Venezuela que grâce à des élections truquées.
Malgré cela, le Brésilien Luiz Inácio Lula da Silva a réussi à renaître de ses cendres et à vaincre l’extrême droite de Jair Bolsonaro en 2022, revenant au pouvoir grâce à une alliance avec des factions du centre droit ; la Colombie a, pour la première fois de son histoire, un président de gauche, l’ancien guérillero Gustavo Petro ; et au Chili gouverne Gabriel Boric, l’un des meneurs des manifestations étudiantes de 2011. Le Mexique, qui est arrivé plus tard dans la vague contestataire des années 2000, semble avoir trouvé une formule efficace pour survivre au changement de cycle, avec un mélange de positions progressistes et conservatrices.
Un renouveau politique toujours à construire
Si 2015, après la victoire du libéral-conservateur Mauricio Macri en Argentine, n’a pas donné lieu au « virage à droite » généralisé que beaucoup prédisaient, les discours progressistes se sont affaiblis : la gauche a remporté plusieurs victoires électorales mais elle ne se maintient au pouvoir qu’avec des agendas réformistes de faible intensité. Comme nous l’avons dit, l’extrême droite a fait des percées dans la région. Bolsonaro a gouverné le Brésil entre 2018 et 2024, Milei a gagné de manière surprenante en Argentine et l’admirateur de Pinochet José Antonio Kast a réussi à se positionner comme candidat éligible à la présidence au Chili.
Bien que l’immigration musulmane ne soit pas d’actualité en Amérique latine – et qu’il n’y ait donc pas de terreau propice aux discours de panique civilisationnelle –, l’« antiwokisme » et le « politiquement incorrect » ont alimenté plusieurs mouvances d’extrême droite. Le parti espagnol Vox agit comme une sorte de lien entre les formations d’extrême droite du Nord et celles d’Amérique latine. Les discours ciblant la « caste politique » ont également alimenté la mouvance des droites radicales, dans un contexte de dégradation économique. Assez paradoxalement néanmoins, on ne constate pas de mouvement de retour en arrière (ou backlash) sur le plan des mœurs, sujet sur lequel la région a fait des progrès significatifs, avec l’adoption de l’IVG et du mariage pour tous dans plusieurs pays.
Parallèlement, le régime bolivarien du Venezuela – le seul à se déclarer socialiste depuis la chute du mur de Berlin – continue de faire rimer socialisme et autoritarisme, inefficacité de l’État et pénuries. Les millions d’émigrants en provenance de toute la région sont devenus la preuve vivante de cet échec. La dérive autoritaire du bolivarisme – qui s’ajoute à la consolidation du sandinisme nicaraguayen en tant que dictature pure et simple, et à la survie de Cuba en tant que rappel du socialisme autoritaire du xxe siècle – ôte à la gauche latino-américaine l’autorité morale nécessaire pour dénoncer l’érosion de la démocratie dont est porteuse l’extrême droite, qui, à l’image de Milei, défend des positions néoréactionnaires proches de celles de personnalités comme Elon Musk. L’illibéralisme autoritaire, que l’on associe facilement à la droite – et au gouvernement hongrois – en Europe, est également « de gauche » en Amérique latine.
Un illibéralisme autoritaire « de gauche » en Amérique latine
Dans le contexte de la crise du populisme de gauche, la « nouvelle gauche », incarnée par Boric au Chili ou même par les gauches démocratiques brésilienne et colombienne, obtient des résultats insuffisants pour provoquer un renouveau du discours politique en phase avec des sociétés différentes de celles d’il y a vingt ans. En 2005, à l’époque du « train de l’Alba » (comme on l’appelait alors – l’Alba, l’« aube » en français, étant l’acronyme de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques), la gauche était connectée au non-conformisme social et se rebellait contre le néolibéralisme, dans le sillage de l’irruption zapatiste, du mouvement altermondialiste et des soulèvements indigènes. Aujourd’hui, la région reproduit des dynamiques observables dans le reste de l’Occident : elle voit émerger diverses « rébellions de droite », liées à de nouvelles sensibilités juvéniles associées à des changements dans les manières de travailler et de se lier à l’État, avec un discours centré sur la « liberté ». D’ailleurs, Milei, qui a fait du slogan « Vive la liberté, bordel ! » sa marque de fabrique, parle de liberté mais jamais de démocratie : il a traité les députés de « rats » et méprise le Congrès où son parti est très minoritaire.
Le problème est que la gauche latino-américaine semble aujourd’hui plus tournée vers le passé que vers l’avenir. Ses campagnes se réfèrent souvent à certains moments « heureux » des années d’hégémonie progressiste. Le gouverneur de la province argentine de Buenos Aires, le péroniste de gauche Axel Kicillof, a déclaré : « Nous avons besoin de nouvelles chansons. » Mais ces chansons n’ont pas encore vu le jour.