Quelles leçons tirez-vous de la défaite cuisante de Kamala Harris face à Donald Trump ?
Yascha Mounk : C’est le début d’une nouvelle ère politique dominée par Donald Trump. Combien de temps celle-ci va-t-elle encore durer ? Malgré ses discours parfois choquants, il a su convaincre de nombreux électeurs qui ne votaient pas traditionnellement pour le Parti républicain. Pour autant, il n’est pas particulièrement populaire ! De nombreux sondages l’ont démontré : une majorité d’Américains ont un avis défavorable sur lui. Le problème ne réside donc pas dans la popularité de Trump, mais dans la plus grande impopularité du Parti démocrate. Plusieurs raisons l’expliquent : l’inflation, l’âge de Joe Biden… Mais, surtout, ce parti est aujourd’hui associé aux élites intellectuelles, à l’establishment, aux gens bien éduqués, à la « bien-pensance ».
Samuel Hayat : Le fait que le Parti démocrate devienne le parti des gens bien éduqués et de la morale pose deux questions : quels types de représentations cette idée de « gens bien éduqués » convoque-t-elle ? Et quel type de morale est défendu ? Le fait que ce soit le parti des gens bien éduqués est une réalité : le niveau de diplôme est corrélé avec le vote de gauche, ce qui pourrait, dans d’autres contextes, être considéré comme le signe que l’on reconnaît à ce parti une expertise. Mais ce n’est pas un aspect mis en avant par la gauche, sauf par des franges sociales-libérales en Europe – le SPD allemand, par exemple. Le problème n’est pas d’être le parti d’une certaine élite intellectuelle, mais d’être le parti des gens bien éduqués alors qu’on prétend représenter les classes populaires. En outre, de quelle morale les partis de gauche sont-ils porteurs ? Difficile à dire. Les partis conservateurs mettent en avant une morale reposant sur des valeurs traditionnelles bien identifiées. L’une des raisons des difficultés de la gauche, c’est qu’elle se fonde sur la morale d’un monde qui n’est pas encore là. Un monde postnational, cosmopolite, dans lequel chaque personne serait respectée dans la diversité et la complexité de ses identités… Un monde qui n’est pas encore advenu parce que les structures sociales et politiques qui continuent de prévaloir très massivement sont celles d’un monde ancien.
La sociologie électorale du Parti démocrate aux États-Unis, comparable à celle de bien d’autres partis de la gauche de gouvernement en Occident, peut-elle expliquer ce recul ?
Y. M. : Kamala Harris a répété tout au long de sa campagne être issue de la classe moyenne, alors que son père était professeur à l’université de Stanford et que sa mère était chercheuse… Même si elle n’était évidemment pas milliardaire comme Trump, l’idée qu’elle vienne de la classe moyenne, voire populaire, est absurde. Ce déni de son véritable statut de classe est d’ailleurs représentatif de la gauche de manière générale. L’une des grandes transformations de la gauche, des États-Unis à la France en passant par l’Allemagne, c’est qu’il n’y a presque plus de politiciens provenant de la classe ouvrière, y ayant fait carrière, par exemple dans des syndicats. Certains d’entre eux ont des parents appartenant à ce milieu, mais la plupart ont été à l’université, ont travaillé dans l’administration publique… Le décalage de classe est profond.
Concernant la question des valeurs, il ne me semble pas que le problème réside dans le fait que la population serait en retard par rapport à la gauche qui serait, elle, en avance. Le problème est plutôt que la gauche s’est véritablement éloignée des valeurs partagées par la majorité de la population. Il faut distinguer l’inclusivité, la tolérance, l’antisexisme et l’antiracisme, qui sont fondamentaux à la gauche, de la politique identitaire qu’elle mène actuellement. Aux États-Unis, la question de la reconnaissance des contributions des immigrés, la défense d’une société multiethnique, du mariage gay ou des droits des femmes ne font plus débat au sein de la gauche. Mais celle de la transition médicale de genre, par exemple, suscite plus de controverse. L’un des grands problèmes de la gauche a été de considérer que le futur lui serait favorable, que la vision passéiste de la droite s’essoufflerait et que le vote des jeunes et des minorités ethniques, notamment latinos lui était promis… Cela s’est révélé faux, nous l’avons vu avec l’élection de Donald Trump. La gauche doit abandonner cette posture de supériorité morale.
Est-ce aussi la raison pour laquelle elle recule également en Europe – en France, en Allemagne ou encore en Italie ?
S.H. : La croyance dans l’idée que le futur nous appartient est exactement au cœur du progressisme. Que pourrait être le discours d’une gauche qui ne croirait pas fondamentalement dans l’idée qu’il existe un progrès humain ? Que la société s’autotransformerait en proposant toujours plus d’égalité, de liberté ? Cela peut aller de pair avec une position de supériorité morale sans doute désagréable, mais ce n’est pas l’apanage de la gauche. De même que la distance entre le peuple et ses représentants : oui, elle existe à gauche, mais aussi et surtout à droite. Alors pourquoi est-il plus insupportable aux électeurs de sentir ce fossé lorsqu’il s’agit de la gauche, quand bon nombre à droite ne voient pas de problème à être représentés par un milliardaire ? C’est qu’un Trump au pouvoir, cela fonctionne très bien parce que le type de société qu’il propose n’est pas nécessairement passéiste : il valorise la réussite individuelle, le modèle entrepreneurial, s’oppose à la soumission de l’individu à des normes collectives… La gauche, en revanche, propose un discours centré sur les valeurs de solidarité. Échoue-t-elle alors parce qu’elle se focalise sur des valeurs inclusives ou sur le sort des minorités ? Mais c’est en fait la droite qui se focalise sur les minorités ! Prenons le cas de la campagne présidentielle américaine : la gauche a très peu parlé de transidentité, par exemple, alors que les républicains ont dépensé 215 millions de dollars dans des publicités anti-transgenres. La droite surinvestit dans les questions d’identité dans le but de se poser en défenseur de la souveraineté populaire, contre des changements sociétaux qui se feraient « dans le dos » des électeurs. Avec, derrière, l’idée que le peuple souverain pourrait « reprendre en main » le pays en élisant un individu puissant et volontaire qui viendrait mettre au pas les minorités.
« À gauche, si vous êtes d’accord avec 19 thèmes sur 20, beaucoup d’activistes vont vous dire que vous n’êtes pas vraiment de gauche »
YASCHA MOUNK
Y.M. : Je ne suis pas du tout d’accord. Pour reprendre l’exemple de la question des personnes trans, c’est l’administration Biden qui a promulgué des règles forçant les universités américaines à admettre des femmes trans ayant connu une puberté masculine dans les compétitions sportives féminines. Lors de la campagne présidentielle, Kamala Harris a notamment déclaré accepter le financement d’opérations chirurgicales pour des prisonniers trans. Ce à quoi les républicains ont répondu. Mais ce sont bien les démocrates qui ont en premier lieu mis ces questions sur la table.
Je crois aussi au progrès. Mais la gauche en est-elle naturellement porteuse ? Elle a accompagné de nombreux progrès sociaux et culturels, seulement c’est la droite qui se positionne aujourd’hui comme vecteur de progrès technologique, économique… La gauche s’arroge le terme de progrès, or force est de constater que de nombreux électeurs font davantage confiance à la droite sur ces questions aujourd’hui.
Dans certaines enquêtes d’opinion, la gauche est considérée comme une menace plus grande pour la démocratie que l’extrême droite. Comment en est-on arrivé à ce renversement ?
S.H. : L’idée selon laquelle la gauche serait dangereuse n’est pas nouvelle. On la retrouve dès 1848 en France, par exemple, avec l’émergence du socialisme en politique. La gauche serait dangereuse car ses partisans violenteraient la société en la transformant selon des idées à la fois radicales et minoritaires. L’arrivée de la gauche au pouvoir signifierait la fin de la propriété, la fin du mariage, la dissolution de la famille… Évidemment, au xxe siècle, le passage de l’antisocialisme à l’anticommunisme peut s’appuyer sur la réalité totalitaire des régimes communistes pour dire qu’il y a un véritable danger. Ce qui est étonnant pour moi, ce n’est pas cette critique insistant sur le péril qu’elle représenterait, mais son maintien alors même que le discours de la gauche s’est édulcoré. Aujourd’hui, même la gauche radicale ne propose plus ni la fin de la propriété privée ni une transformation radicale des structures sociales. Pourtant, elle reste considérée comme dangereuse. Danger probablement lié aux bouleversements anthropologiques de très grande ampleur autour des questions de genre, par exemple. Je ne pense pas d’ailleurs que la gauche impulse ces bouleversements, mais qu’elle les accompagne. Depuis son émergence, le conservatisme, lui, essaie au contraire de les ralentir. Ce qui est nouveau, c’est qu’il s’appuie sur un discours défendant la souveraineté populaire : la droite dit qu’il faut que les changements soient décidés collectivement, par tout le peuple, y compris par ceux qui ne sont pas personnellement concernés ; et elle accuse abusivement la gauche, l’« État profond » ou les lobbies de réaliser ces changements très vite et sans consulter le peuple.
Y.M. : Il faut tout de même admettre que la gauche a pendant longtemps été un danger pour la démocratie ! Prenons la manière dont l’Union soviétique a écrasé la volonté de construire des démocraties libres – en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie… Cette menace n’était pas fictive. Je travaille depuis dix ans sur la menace des populismes autoritaires, qui est très forte à droite mais qui a aussi existé à gauche. Si l’on regarde la manière avec laquelle le Venezuela de Nicolás Maduro s’est transformé, on comprend que ces craintes ne sont pas infondées. Je suis certes d’accord : Trump est bien plus dangereux pour la démocratie que ne le sont les voix populistes du Parti démocrate. Toutefois, certains sondages révèlent des choses intéressantes : dans l’État de Pennsylvanie, les sondés jugeant la démocratie en danger ont souvent voté pour Trump. Comment est-ce possible ? Un sentiment semble dominer aux États-Unis : celui de voir les droits des citoyens bafoués par les institutions, l’État, l’establishment, et il s’accompagne de l’impression qu’on ne peut plus s’exprimer librement… Ce qui est intéressant, c’est qu’on a longtemps vu la droite comme l’establishment, alors que la gauche défendait la liberté de parole.
La polarisation politique dessert-elle la gauche ? Son discours de raison a-t-il une chance face à des adversaires qui se permettent toutes les outrances ?
Y.M. : Nos sociétés sont en effet très polarisées, mais, si on regarde les sondages, il y a également nombre d’électeurs qui ne sont pas clairement de gauche ou de droite. La raison pour laquelle Trump et beaucoup d’autres candidats de droite ont gagné leurs élections récemment, c’est que la droite a su convaincre quantité d’indécis. C’est un point fondamental pour moi. À gauche, si vous êtes d’accord avec dix-neuf thèmes sur vingt, beaucoup d’activistes vont vous dire que vous n’êtes pas vraiment de gauche, voire que vous êtes une mauvaise personne. À droite, on va vous dire : « D’accord, discutons. » À gauche, on n’a pas seulement un problème d’attitude envers l’« ennemi » politique qui est traité de raciste, de sexiste, de fasciste ; on a aussi un problème d’attitude envers les membres de son propre espace politique, ce qui est très contre-productif.
S.H. : Je pense au contraire qu’à l’échelle de l’humanité, la société n’a jamais été aussi peu polarisée. On observe, au niveau de chaque pays mais aussi au niveau global, une assez grande convergence de valeurs. Seulement, comme souvent, tout ce qui y échappe est de plus en plus vécu comme difficile et insupportable et fait l’objet d’un jugement très fort.
Aujourd’hui, nous faisons face à un autre changement anthropologique : l’émergence d’une sorte de société civile mondiale, dans laquelle on peut toutes et tous se regarder individuellement et se voir dans notre singularité. De ce point de vue, les singularités qui se maintiennent malgré les convergences nous semblent très polarisantes et difficiles à vivre.
Cela étant dit, je suis d’accord pour dire que celles-ci sont vues de manières différentes à gauche et à droite. Cela est lié à la longue histoire de la gauche et de sa doctrine. La gauche, parce qu’elle se fonde historiquement sur l’idée d’une transformation des sociétés par la science sociale, contient en elle quelque chose qui est susceptible d’aboutir à une récupération autoritaire – c’est l’histoire de tous les États communistes – ou d’alimenter des dynamiques d’exclusion. Comme le disait Yascha Mounk, si vous n’êtes pas d’accord avec un point sur vingt, vous n’êtes pas dans la doctrine. Il n’y a pas ce problème à droite, parce que la droite n’a pas de prétention à une connaissance scientifique du réel en vue de sa transformation. Cela lui confère une forme de malléabilité qui constitue, dans certains contextes, un avantage. En particulier lorsque les électeurs viennent chercher, dans l’identité partisane, autre chose qu’un dogme ou une doctrine. Nous sommes dans un moment où l’expertise citoyenne des gens n’a jamais été aussi importante : il n’y a pas besoin d’un chef de parti qui nous dise quoi penser.
« Le problème n’est pas que le socialisme ne soit plus adapté, mais qu’il ait été largement abandonné par la gauche »
SAMUEL HAYAT
Le lien historique entre la gauche et la science s’en trouve modifié, et parfois la doctrine y est remplacée par une forme de morale. Cela signifie que l’exclusion de ceux qui ne sont pas dans la doctrine se fait non pas sur une base scientifique, mais sur une base morale, avec un jugement sur la personne, qui va se sentir prise en faute. Ce n’est pas la même chose que d’être exclu parce qu’on est accusé de racisme que parce qu’on ne connaît pas assez bien Marx !
C’est là où la droite a un avantage. Comme le disait Yascha Mounk, elle a été capable de se mettre du côté du rock’n’roll et de l’anti-establishment. Face à cette transformation moraliste de la gauche qui remplace la doctrine socialiste par une morale politique d’adhésion aux valeurs d’inclusivité moderne, la droite peut se réclamer d’une forme de liberté, du plaisir de la provocation et de la transgression. Transgression par rapport à cette espèce de dogme déscientifisé de la gauche, incarné, dans nos sociétés où le religieux a perdu le pouvoir, par les milieux culturels et l’université.
La gauche résiste toutefois dans certains pays. Comment l’expliquer ?
Y.M. : La société est moins polarisée qu’elle n’en a l’air et la majorité silencieuse est sûrement moins réactionnaire qu’il y a encore une quarantaine d’années, je suis d’accord. Le parti conservateur britannique vient ainsi d’élire à sa tête une femme noire. Le grand paradoxe de ce moment politique, c’est qu’il existe des vraies majorités en faveur de positions progressistes et inclusives, mais que la gauche s’est tellement éloignée du courant culturel dominant qu’elle a perdu de nombreuses élections. Pour moi, il est clair que sur les thèmes économiques, les populations sont légèrement de gauche : elles veulent du service public, la taxation des riches et des grandes entreprises, et souhaitent que la politique s’occupe des gens moins fortunés. Mais elles sont aussi fondamentalement à l’aise avec le système capitaliste. Les gens veulent la croissance économique, moins de réglementations qui empêchent de construire une maison ou de lancer une petite entreprise… Sur les questions culturelles, il y a, à mes yeux, une forte majorité en faveur de la société multiethnique, de la tolérance, de l’acception des minorités sexuelles, et même du fait que chaque personne puisse vivre selon son genre. Mais la majorité a aussi l’impression que la classe politique de manière générale, et la gauche en particulier, n’est pas sérieuse sur le contrôle de l’immigration, notamment illégale, qu’elle parle un langage universitaire qui méprise les gens qui n’en ont pas les codes, qu’elle exagère sur certains points, comme sur la question trans.
Surtout, il y a ce sentiment que ceux qui exercent des responsabilités et qui devraient être garants des institutions ont tellement peur les uns des autres, de Twitter ou des cercles activistes, qu’ils ne vont pas nous dire la vérité, ni nous défendre, si cela leur fait courir le risque d’être traités de racistes, de sexistes ou de rétrogrades.
Que faudrait-il à la gauche pour reprendre pied ?
S.H. : Tout dépend si l’on veut qu’elle le fasse pour cinq ans ou pour trente ans. La gauche peut avoir des moments où elle arrive au pouvoir sur la simple base de la préférence pour l’alternance dans les démocraties. L’enjeu, c’est la conquête durable d’une hégémonie, comme cela a pu être le cas dans le passé avec des pays à majorité sociale-démocrate. Et, de ce point de vue, la réponse n’est pas la même. La gauche peut continuer à faire ce qu’elle fait depuis trente ou quarante ans, à savoir présenter un social-libéralisme qui lui offre quelques victoires. Mais si le but est d’avoir un succès de plus long terme, il faut autre chose. Pourquoi la droite et l’extrême droite ont le vent en poupe ? Parce qu’elles réussissent à apparaître comme le parti de la volonté populaire, qui porterait le souhait du peuple de résister à des changements qu’il considère comme contraints sur les questions de genre, de race ou sur l’immigration. Ils ont réussi cette prouesse d’imposer l’idée qu’il est légitime pour un État de contrôler qui rentre sur son territoire. Mais ce n’est pas du tout quelque chose qui va de soi ! Selon la Déclaration universelle des droits de l’homme, les humains sont censés pouvoir s’installer partout où ils le veulent sur cette Terre, ça fait partie des droits fondamentaux !
À cela, la gauche peut opposer une autre idée, celle que les changements imposés sans votre consentement depuis longtemps ne tournent pas tant autour des transgenres ou des immigrés que du néolibéralisme ! Et que ce changement massif de culture économique et politique, de fonctionnement de la société, qu’est le néolibéralisme est une transformation pour laquelle on n’a pas véritablement voté, qu’on n’a pas véritablement choisie, qui nous a été imposée par des processus sociaux qui nous ont échappé, et qu’il faut donc le retour d’une gauche volontaire contre le néolibéralisme. Mais c’est difficile, car le néolibéralisme a effectivement changé les institutions et notre imaginaire, avec notamment le triomphe d’un modèle entrepreneurial de réussite sociale. Le chemin pour que la gauche réussisse à redevenir le parti d’une volonté résolue à s’opposer aux évolutions néolibérales est donc très long ! Il implique au moins trois nécessités absolues : la production d’une nouvelle science du social, puisque l’armature de la critique sociale du xxe siècle n’est aujourd’hui plus adaptée ; une représentation adéquate, qui ne soit donc pas uniquement celle des « bien-éduqués » ; et enfin une participation large à des organisations collectives de gauche. De ce point de vue, il ne me paraît pas réaliste de croire que nous sommes proches de la conquête du pouvoir. Et il me semble que la gauche doit désormais plutôt insister sur ce domaine où elle est déjà forte : les transformations sociales par la société elle-même.
Est-ce que cela signifie que la droite et l’extrême droite ont déjà remporté la bataille de l’hégémonie culturelle ?
Y.M. : Il y a un grand débat au sein de la gauche pour savoir s’il vaut mieux gagner la bataille culturelle ou se concentrer sur la lutte contre le néolibéralisme. Pour moi, c’est un faux choix. Tant que la grande majorité de la population pense que la gauche va trop loin sur les questions culturelles, elle n’écoutera pas ses propos économiques. Il me semble donc que la correction des thématiques culturelles est une condition indispensable pour pouvoir mener – et remporter – la bataille sur le plan économique. Peut-être Samuel Hayat a-t-il raison quand il liste les conditions d’une hégémonie durable de la gauche, qui ne soit pas un simple accident. Mais quel est le revers de cette stratégie ? C’est d’accepter que la droite reste au pouvoir durant les trente prochaines années.
La gauche est-elle condamnée à perdre en raison de ses divisions ? Et faut-il opposer au populisme de droite une forme de populisme de gauche ?
Y.M. : Dans presque tous les duels électoraux qui ont vu s’affronter une droite et une gauche populistes, c’est la droite populiste qui l’a emporté. Et il m’apparaît assez clair que si le second tour de la présidentielle de 2027 devait opposer Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon, alors la France verrait cette femme entrer à l’Élysée. Je ne suis donc pas du tout convaincu par cette stratégie politique. La gauche traverse une crise fondamentale, qui se nourrit en partie de son succès. Elle a en effet, en Europe et aux États-Unis, une responsabilité historique dans l’avènement de l’État-providence et d’une société beaucoup plus tolérante, plus égalitaire pour les citoyens d’origine ou de genre différents, bien au-delà de ce dont on aurait pu rêver il y a cinquante ans. Le revers, c’est que la gauche d’aujourd’hui ne regarde plus vers le futur. Elle est profondément nostalgique et tente de réinventer les batailles du passé : il y a toujours une bataille à mener pour les droits civiques, il faut mettre l’accent sur la lutte des classes – même dans des circonstances où les classes sociales n’existent plus de la même manière ! Bernie Sanders ou Jeremy Corbyn ne sont pas vieux par accident : ils incarnent une forme de nostalgie, et celle-ci ne peut pas être un socle pour l’avenir de la gauche.
S.H. : La gauche est divisée, mais elle n’est pas la seule. La droite aussi agrège, dans tous les pays, des libéraux et des conservateurs alors que ce sont des traditions qui, historiquement, sont opposées. La gauche, elle, articule des libertaires, des écologistes, des socialistes et des communistes. Mais cette division existe depuis très longtemps, et elle ne l’empêche pas de gagner, à mon sens. La question est plutôt : comment construire une majorité à partir de ces éléments ? Je distingue trois solutions. La première, c’est la solution populiste : on réunit l’ensemble des différentes populations en lutte derrière un signifiant unique, qui serait le peuple, pour atteindre son objectif. Ce qui me fait douter de cette stratégie, c’est que toutes les entreprises populistes à gauche se sont faites par le haut, sans prendre en considération ce qui était l’élément central de la théorisation de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, dans les années 1980, cette articulation qui se fait par la base en construisant un grand mouvement des opprimés – c’est ce qui se fait en Amérique latine notamment, et permet des victoires durables, mais pas du tout au sein du populisme européen.
La seconde voie serait celle du socialisme historique, c’est-à-dire un projet de transformation sociale nourri par le savoir scientifique, qui permet en particulier l’émancipation des dominés. Pour moi, ce projet socialiste continue d’être valide, mais manque d’éléments unificateurs qui permettraient de définir ce que serait cette nouvelle science socialiste ou son organisation partisane. Le problème n’est pas que le socialisme ne soit plus adapté, mais qu’il ait été largement abandonné par la gauche – et notamment par la gauche américaine et par une bonne partie de la gauche européenne, qui ont renoncé à cette volonté de transformation de la société. Enfin, il y a une troisième voie, qui serait celle d’une refondation totale, en abandonnant à la fois le populisme, le progressisme et le socialisme, la voie d’une gauche sociale-libérale, sans ambition transformatrice. La question n’est alors pas tant de savoir si cette gauche-là peut arriver au pouvoir, mais de ce qu’elle y fait lorsqu’elle y parvient.
Propos recueillis par VINCENT MARTIGNY