Avant d’essayer de comprendre le rôle de Clemenceau durant la guerre de 14-18, pouvez-vous nous dire quelques mots sur son parcours politique ?
C’est un radical au sens fort du mot. Il commence sa vie politique à l’extrême gauche. Jules Ferry, qui représente une République sage et modérée, sera son grand adversaire. Clemenceau et ses amis refusent les lois constitutionnelles de 1875. Ils ne veulent ni Sénat ni président de la République. Son programme est social et il est alors perçu comme un homme de gauche intransigeant. Il incarne l’opposition à la colonisation et considère que l’on ne va pas assez loin en matière de laïcité.
Pourquoi provoque-t-il rapidement autant d’animosité ?
La haine qu’il suscite est de deux ordres. Premièrement, une haine liée à sa personnalité imprévisible. Lors des débats parlementaires, il n’est jamais avare de formules terribles. Beaucoup ne lui pardonneront pas ses traits assassins. C’est une dimension psychologique importante. Clemenceau est un homme vindicatif, qui aime se battre, dans tous les sens du mot, y compris en duel, pratique interdite quoique tolérée – le plus fameux l’opposera à Paul Déroulède, figure de la droite nationaliste.
Il faut ensuite prendre en compte la haine politique. Il est détesté non seulement par la droite, mais aussi sur sa gauche. Cette haine se manifeste lorsque, président du Conseil et ministre de l’Intérieur (1906-1909), il est confronté au plus grand mouvement social depuis la Commune. Dans un premier temps, face à la grève des mineurs du Nord, il n’envoie pas la troupe. Avec beaucoup de courage, il s’adresse aux grévistes en leur disant : la grève oui, mais pas de violences. Il y eut des violences et il a envoyé la troupe ! Dans un débat à la Chambre, il déclare à Jean Jaurès, en substance : Si vous étiez à ma place et que le préfet vous adressait des télégrammes vous informant d’heure en heure que les grévistes entrent chez les non-grévistes pour tout casser, attaquer la gendarmerie, que feriez-vous ? Moi, ministre de l’Intérieur, je fais mon devoir. Le droit de grève, oui, le désordre, non. On l’a injustement traité de « briseur de grèves ». C’est une légende noire : au contraire, Clemenceau a toujours défendu le droit de grève. Et puis les socialistes et les radicaux lui en voudront à mort d’avoir défendu, en 1913, le passage du service militaire de deux à trois ans, la « Loi des trois ans », afin d’essayer de compenser le déficit numérique de l’armée française face à l’armée allemande.
Quel est le moteur de son patriotisme ?
C’est un souvenir historique et un souvenir politique personnel. Le souvenir historique, c’est la Révolution. Clemenceau est un produit de la culture révolutionnaire. Cela remonte à l’éducation que lui a donnée son père. Les soldats de l’an II sont pour lui une sorte d’idéal ; ils symbolisent la défense de la patrie en danger, le soulèvement de tout un peuple, la mobilisation contre l’envahisseur. Lazare Carnot, Saint-Just, Danton font partie de ses héros. On oublie souvent que le patriotisme est une valeur de gauche passée ensuite à droite.
Le souvenir personnel, c’est la guerre de 1870, au cours de laquelle il est témoin d’une invasion et d’une occupation allemandes. Il a été un maire de Montmartre extrêmement combatif, contrairement au gouvernement de Défense nationale qui ne défendait rien du tout. Ce sont deux souvenirs fondateurs.
Quelle image se font les Français de Clemenceau lorsque la Première Guerre mondiale éclate ?
Il représente l’une des figures majeures du républicanisme. C’est un républicain indiscutable qui a défendu le capitaine Dreyfus, un laïque à 100 % qui a soutenu la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État. Mais c’est au cours de la guerre que son prestige va grandissant. Il dirige un journal, L’Homme libre, qui va rapidement devenir L’Homme enchaîné après avoir été censuré pour avoir attaqué la politique du gouvernement. À travers ses éditoriaux quotidiens, il exprime comme peu le font son intransigeance dans la conduite de la guerre. Il devient un leader d’opinion. Dans des articles incendiaires, il prêche la guerre intégrale, pourfend le pacifisme, la trahison. Et au fur et à mesure que la guerre se prolonge, que les revers militaires s’accumulent et que le nombre de morts augmente, il ne cède pas.
Au Sénat, en tant que président de la Commission de l’armée, il se rend régulièrement sur le front et prend l’habitude de parler aux poilus. C’est ainsi qu’il capitalise une incontestable popularité parmi les soldats. Des journaux comme L’Illustration l’aident à asseoir sa réputation en le montrant dans les tranchées. Son courage physique est reconnu et admiré. L’homme a du panache.
Détesté par les uns, admiré par les autres, comment finit-il par être appelé au pouvoir ?
Le vrai tournant a lieu en avril 1917 : c’est la grande offensive du Chemin des Dames sous le commandement de Nivelle. Un désastre. Une défaite épouvantable. Dans les semaines et les mois qui suivent, on assiste à une montée du défaitisme. Ce sont les mutineries et les grèves du printemps. Son combat va consister à lutter contre tout pacifisme. Au Sénat, en juillet, il prononce un brillant discours dans lequel il accuse Malvy, ministre de l’Intérieur, de n’avoir pas le courage d’arrêter les quelques centaines de meneurs qui aiguillonnent la rébellion. Il est applaudi, ovationné, et on songe de plus en plus à lui pour former un nouveau gouvernement. Et lui convoite ce poste, il s’y prépare malgré son âge, 76 ans, considérant qu’il est le seul à pouvoir mener la France à la victoire. Après la chute des ministères Ribot puis Painlevé, le président de la République Raymond Poincaré se résigne, en novembre 1917, à demander à son vieil ennemi Clemenceau de former un gouvernement.
Pourquoi Poincaré n’en veut-il pas ?
Il a peur de ses foucades, de ses provocations. Clemenceau est un colérique. On raconte que lorsqu’il arrive dans les bureaux de L’Homme enchaîné, son premier geste est de donner un coup de pied dans le pare-feu de sa cheminée. Quand il est appelé par Poincaré, la haine des socialistes, toujours présente, se manifeste. Marcel Sembat, grande figure socialiste, dit à Poincaré : « Il y aura une insurrection ouvrière contre Clemenceau ! » Il n’en a rien été parce qu’il était progressivement devenu le recours. La presse l’accueille triomphalement au moment de sa prise de fonction.
Quelle situation trouve-t-il ?
L’année 1917 est une année terrible. Rien ne peut inciter à l’optimisme. Après les mutineries et les grèves, Lénine arrive au pouvoir en Russie pour signer une paix séparée avec l’Allemagne. Berlin va pouvoir projeter toutes ses forces militaires sur le front ouest et les États-Unis, sans conscription, ne sont pas encore en capacité d’envoyer massivement des hommes en Europe. Pourtant, la désignation de Clemenceau provoque un choc psychologique. C’est le chef que l’opinion a voulu. Il choisit de cumuler la fonction de président du Conseil et de ministre de la Guerre et affirme une autorité sans égale. C’est sa première qualité, avec la pugnacité. Dans son discours d’investiture, il ne cache pas les difficultés, indique carrément que la population va souffrir durablement de restrictions alimentaires.
Quelles sont ses premières mesures ?
Son premier geste est d’organiser une épuration au sein de la fonction publique en écartant beaucoup de préfets comme le préfet de la Seine, le préfet de police, et il nomme des hommes en lesquels il a confiance. Il fait le ménage. Son but est de clouer le bec aux défaitistes. Ensuite, il nomme des fidèles dans son gouvernement, des hommes peu connus qui ne lui feront pas d’ombre. C’est sa dimension autoritaire. Il veut être le chef et entend bien conduire une politique homogène. Dans une France économiquement libérale, il s’emploie à renforcer le rôle de l’État. Pour assurer le bon fonctionnement de l’industrie de l’armement, il négocie avec le gouvernement italien l’arrivée de 70 000 ouvriers italiens. Et il décide d’appeler tous les jeunes hommes de la classe 19 au service avec un an d’avance pour renforcer les rangs de l’armée. En dépit de tout cela, il aura toujours la confiance de la Chambre. Il se rend régulièrement devant elle et devant le Sénat. Il place constamment son ministère sous le contrôle du Parlement. C’est une victoire du parlementarisme.
Est-il un chef de guerre ?
Il n’a pas la conduite de la guerre, mais il s’en mêle. Il appuie, soutient et défend le général Foch lorsque ce dernier est attaqué à la Chambre. S’il n’a rien d’un belliciste, il entend mener sans concession la France à la victoire.
Quel a été son coup de maître ?
Sa résistance. Il y a eu cinq contre-offensives allemandes majeures en 1918. Alors que Ludendorff menace Paris, Clemenceau reste à son poste. Tout paraissait perdu, mais l’offensive est repoussée. C’est un exemple de fermeté, de constance dans l’intransigeance. Avec son chapeau cabossé, il continue à se rendre sur les lignes de front, à dialoguer avec les poilus. On a calculé qu’un tiers de son temps était consacré aux visites sur le terrain. Il entretient un moral exceptionnel. C’est cette attitude qui fonde sa popularité. Les photographes de presse l’accompagnent et assurent la diffusion de son action. Il entre dans la légende et suscite la ferveur de l’opinion.
A-t-il eu des héritiers en France ?
De Gaulle, évidemment. On retrouve chez lui le même patriotisme, la même intransigeance, le même esprit de résistance. Tous deux ont des doutes, mais ne le montrent pas. Le 11 novembre 1941, de Gaulle rend hommage à Clemenceau dans un grand discours prononcé à la radio de Londres : « Au fond de votre tombe vendéenne, aujourd’hui 11 novembre, Clemenceau ! vous ne dormez pas ! » Et en 1946, avant son discours de Bayeux, il se rend sur sa tombe. C’est l’héritier principal en tant que chef de guerre. Sur le plan politique, ce serait plutôt Pierre Mendès France. Tous les deux sont des radicaux intelligents, courageux, profondément attachés aux valeurs de la République.
Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER