À quoi ressemble la diplomatie française aujourd’hui ?

Le Quai d’Orsay est une petite administration : 13 500 agents, parmi lesquels 5 350 titulaires. Les deux tiers travaillent dans les postes diplomatiques et consulaires, et un tiers à Paris. Il est assez difficile de cerner le profil social exact de ces diplomates, car il n’existe pas, à ma connaissance, d’étude quantitative sur leurs origines sociales. Pas facile donc de vous dire s’ils sont toujours issus de la grande bourgeoisie ou s’il y a une plus grande diversité sociale. Mon intuition, en l’absence de chiffres, est que cette diversité est plus importante qu’on ne le croit souvent. En France, à la différence de pays comme l’Allemagne ou le Brésil, on peut devenir diplomate de plusieurs manières. Il y a la voie de la fonction publique générale, à travers l’Institut national du service public (INSP), l’ancienne École nationale d’administration (ENA). Mais il y a aussi la possibilité de passer l’un des concours propres au Quai d’Orsay, notamment le célèbre « concours d’Orient », qui recrute les locuteurs de langues rares. Parmi les cadres, la formation à Sciences Po reste tout de même dominante. Ensuite, quel que soit le concours d’entrée, différents facteurs vont influencer le cours d’une carrière. Le fait d’avoir passé du temps dans un cabinet ministériel est souvent un accélérateur. Entrent également en jeu les mentors, les filières et, surtout, la réputation. Le Quai d’Orsay est un microcosme où les informations circulent vite et où un faux pas peut considérablement ralentir une carrière.

En 2022, les diplomates français se sont mis en grève. La situation était-elle inédite ?

Il y avait déjà eu un précédent en 2003, lorsque le ministre Dominique de Villepin avait annoncé une réduction des indemnités de résidence à l’étranger. Les diplomates s’étaient alors mis en grève pour la première fois de l’histoire du Quai d’Orsay.

« C’est un vrai savoir-faire pratique. On ne fait pas de la diplomatie de la même manière à Washington, à Accra ou à Buenos Aires »

Cette deuxième grève, en 2022, a été déclenchée par la réforme générale de la fonction publique, qui vise à supprimer un certain nombre de corps de l’État, dont le corps diplomatique, pour donner naissance au modèle uniformisé des « administrateurs de l’État ». Les diplomates ont eu le sentiment que l’on assimilait leur travail à celui de n’importe quel fonctionnaire sans reconnaître leur spécificité. Le ministre a alors convoqué des « états généraux de la diplomatie », qui ont abouti à l’engagement du président de la République d’augmenter le budget et de créer 700 nouveaux emplois entre 2024 et 2027.

Ce mouvement de grève est-il symptomatique d’un malaise plus large au sein de la diplomatie française ?

En effet, dans la période 2000-2020, la situation budgétaire de la diplomatie s’est sensiblement dégradée, avec une réduction de 20 % des budgets en vingt ans ! Ce n’est toutefois pas un phénomène spécifiquement français. De telles restrictions ont eu lieu dans de nombreux pays occidentaux, d’abord parce que les diplomates vivaient jusque-là sur un assez grand pied, mais surtout parce que l’on a introduit un peu partout les règles du nouveau management public, lesquelles ont contribué à réduire drastiquement les budgets des fonctions publiques. Le problème de la diplomatie française, c’est que l’on a baissé ses moyens de fonctionnement sans pour autant supprimer les postes diplomatiques. La France défend le principe de l’« universalité » de son réseau, qui est le troisième plus important au monde en termes de postes diplomatiques et consulaires, après les États-Unis et la Chine ! Toutes ces structures ont donc continué à agir, mais avec des moyens et un fonctionnement plus limités.

« Aujourd’hui, l’action des diplomates, partout dans le monde, est scrutée de près par les sociétés, et non plus seulement par les autres diplomates »

Venons en maintenant à la question de la marge de manœuvre. Certes, les diplomates français ont toujours été soumis à une très forte contrainte, due au système de la Ve République, dans lequel le contrôle central de la diplomatie est exercé par le président de la République. Depuis quelques années, le diplomate a par ailleurs davantage de comptes à rendre, et devant des publics différents : il faut se faire apprécier par toutes sortes d’autres acteurs – élites économiques, élus des Français de l’étranger, artistes, médias sociaux… Aujourd’hui, l’action des diplomates, partout dans le monde, est scrutée de près par les sociétés, et non plus seulement par les autres diplomates. Tout cela change la nature du métier !

Les diplomates entrent-ils aujourd’hui en concurrence avec d’autres acteurs politiques ?

Cela fait déjà plusieurs décennies qu’ils n’ont plus le monopole de la fabrication de la politique étrangère. Bon nombre d’autres acteurs étatiques et non étatiques occupent des rôles diplomatiques. Prenez l’organigramme d’une ambassade : vous avez bien sûr les diplomates de carrière, qui font le travail dit de chancellerie, c’est-à-dire qui forment le premier cercle autour de l’ambassadeur ; mais vous avez aussi les représentants de toutes les autres administrations, de la Culture aux Douanes en passant par le Trésor et les Armées, dont le Quai d’Orsay ne peut contrôler entièrement les velléités de mener des diplomaties sectorielles.

À cela s’ajoute l’émergence d’acteurs non étatiques : les ONG, les diasporas, les très grandes entreprises qui exercent un pouvoir direct au niveau des relations internationales. Cette concurrence soulève des questionnements parfois existentiels chez les diplomates, qui se demandent quelle est leur valeur ajoutée !

Et quelle est-elle, selon vous ?

La diplomatie reste fondamentalement une pratique qui s’appuie sur les relations humaines. Elle passe par des canaux relationnels qui restent éminemment personnels et subjectifs. Et un État a besoin de gens qui entretiennent ce relationnel sur le terrain, qui connaissent les langues et les cultures et qui ont réfléchi à ce que sont l’empathie et la médiation. C’est un vrai savoir-faire pratique. On ne fait pas de la diplomatie de la même manière à Washington, à Accra ou à Buenos Aires. Cela paraît presque archaïque, à l’ère des réseaux sociaux, de mettre l’accent sur cet aspect interpersonnel. Mais je crois fondamentalement que la diplomatie reste une pratique dans laquelle la relation interpersonnelle ne peut pas être complètement remplacée.

Pour faire face à ces défis, les diplomates ont-ils adopté de nouvelles pratiques ?

Il y a des évolutions, bien sûr. Quand Laurent Fabius est arrivé au Quai d’Orsay en 2012, il a adressé un message clair aux ambassadeurs : l’un des rôles principaux de la diplomatie serait désormais d’aider les entreprises, d’attirer les investissements, bref, de faire de la diplomatie économique. C’était déjà en partie le cas avant, mais Laurent Fabius a formalisé cette mission.

« La France a souvent un registre discursif très fort, sans avoir toujours les moyens de sa politique étrangère »

De la même manière, tous les ministres des Affaires étrangères insistent depuis les années 2010 sur la nécessité de promouvoir la « diplomatie d’influence ». Cela signifie que, si certains diplomates mènent encore des négociations politiques secrètes, une grande part du métier consiste désormais à promouvoir l’image de la France auprès de différents publics étrangers.

Ces questionnements qui traversent la diplomatie française fragilisent-ils l’institution et, par conséquent, la voix de la France dans le monde ?

Ce qui détermine la puissance ou l’extinction de la voix de la France à l’international, c’est avant tout la cohérence des positions politiques et la capacité que l’on a de les mettre en œuvre. La France a souvent un registre discursif très fort, sans avoir toujours les moyens de sa politique étrangère, car elle est concurrencée par de nouvelles puissances. Mais sa particularité, c’est de s’appuyer sur le passé du pays pour conserver une voix forte, même si les ressources ne sont pas toujours au rendez-vous. C’est également de marquer sa différence par rapport aux États-Unis dans le camp occidental. Les diplomates français justifient souvent ce choix en disant que si la France n’adoptait pas cette posture, aucun autre État européen ne le ferait. Ceci explique pourquoi elle est l’État qui pousse toujours l’Union européenne à développer une autonomie stratégique par rapport aux hyperpuissances que sont les États-Unis et la Chine. C’est la contribution française à ce grand jeu de rôle qu’est aussi la diplomatie ! 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

 

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