Existe-t-il encore une voix de la France aujourd’hui ? Si oui, quelle est-elle ?

Oui, il existe bien une voix de la France, car il existe un héritage diplomatique français. Une vocation qui tient aux particularités de la voix française telle qu’elle est comprise depuis plusieurs décennies et que le général de Gaulle a très largement fixée. Elle se caractérise par une triple exigence. D’indépendance d’abord, qui a été affirmée par des gestes extrêmement forts côté français : notre politique de dissuasion, la sortie du commandement intégré de l’Otan, ou encore l’affirmation de notre singularité par rapport aux Américains, en 1964, avec la reconnaissance de la République populaire de Chine ou, en 2003, avec le refus de la guerre en Irak. Cette indépendance est structurante et reconnue.

Le deuxième élément, parce que c’est la nature même de la puissance française, c’est le souci de rechercher en permanence un équilibre, qui n’est ni équilibrisme ni équidistance, pour trouver la meilleure façon d’avancer et d’identifier certains axes d’action. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire après 2014 – et malheureusement sans succès – dans le cas du conflit entre Russie et Ukraine, à travers les accords de Minsk et le « format Normandie » [des rencontres entre la Russie et l’Ukraine sous l’égide de l’Allemagne et de la France]. Cette exigence-là caractérise aussi notre pays en ce qu’elle lui donne une voix originale et forte.

Vous parliez d’une troisième exigence ?

Nous portons une certaine vision, héritée de notre histoire, celle d’un ordre mondial fondé sur le droit, la coopération et le dialogue. Nous parlons avec tous, avec d’abord le souci de l’efficacité. C’est ce que nous avons fait en 2015 en pesant fortement sur la conclusion des accords de Paris sur la lutte globale contre le réchauffement climatique. Partant de là, il faut constater les très grandes difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Je pense à la transition géopolitique internationale, marquée par un basculement du monde. Un basculement de la puissance entre les États-Unis et la Chine, mais aussi une concurrence croissante entre les systèmes politiques, entre autocratie et démocratie. Enfin, nous courons le risque de voir s’accentuer une logique de conflit entre les civilisations. Je pense surtout au clivage très fort entre l’« Ouest » et le « reste », incluant les grandes puissances comme la Chine, la Russie ou les anciens empires.

« Aujourd’hui, il faut compter avec des fractures multiples et inventer un chemin qui est assez mal et peu tracé » 

Dans ce contexte de très fortes mutations, mener une politique étrangère est encore plus difficile qu’avant, lorsque le monde était plus simple, si je peux le dire ainsi. Longtemps, il a fallu davantage tempérer l’excès de puissance ou les velléités impériales de certains États. Aujourd’hui, il faut compter avec des fractures multiples et inventer un chemin qui est assez mal et peu tracé.

Quel rôle peut tenir notre pays dans ce contexte nouveau ?

La première exigence pour la diplomatie française est celle de la lucidité. De ce point de vue, c’est vrai que depuis une quinzaine d’années, nous avons fait des choix parfois discutables. Ainsi, la logique interventionniste qui a prévalu en Libye, en Syrie et au Sahel. Au fil de politiques parfois brouillonnes et impulsives, la diplomatie française s’est en quelque sorte déboîtée, et elle ne m’apparaît plus tout à fait à sa place.

Quelles sont les causes de ce « déboîtement » selon vous ?

La première, c’est le militarisme. Je pense que la décision de nous engager en Libye en 2011 a été une très profonde erreur. Cela a montré que nous n’avions pas tiré les leçons que Jacques Chirac avait anticipées en 2003 en affirmant qu’on ne résout pas une crise uniquement par la force militaire. La force seule est vaine, si elle ne s’accompagne d’une stratégie politique. Nous avons ainsi dérivé, dans la crise libyenne, d’une logique d’intervention humanitaire à une politique de changement de régime débouchant sur le chaos que l’on connaît. Ce qui a conduit à la prolifération des armes au Sahel. Dans cette région de l’Afrique, on peut s’accorder sur le fait que l’opération Barkhane, dans un premier temps, a évité une hémorragie à Bamako. Mais, rester et devenir le pays pivot dans cette zone d’instabilité n’avait aucun sens sans une stratégie globale engageant à la hauteur des enjeux les États et les sociétés au niveau politique, économique et social. Nous n’avons pas pris suffisamment en compte l’inquiétude des peuples face à notre présence, et notamment de la jeunesse. De façon opportuniste, toute une série de forces sociales se sont ralliées aux groupes terroristes, entre brigandage, séparatisme et défense communautaire. Cet ensemble hétéroclite s’est fédéré contre nous et a conduit à notre expulsion de la zone avec cette épidémie de coups d’État, malheureusement prévisibles depuis le début, en Libye comme au Sahel. Une deuxième logique a marqué le déboîtement de la diplomatie française. C’est la logique occidentaliste, qui a été renforcée par notre retour dans le commandement intégré de l’Otan en 2008, décidé par Nicolas Sarkozy. C’était renoncer à notre message multilatéral pour se ranger derrière l’unilatéralisme américain.

En quoi ce choix a-t-il affaibli notre diplomatie ?

À partir de ce moment, on a de nouveau entendu le discours : « Nous, les Occidentaux », alors que la France est un pays singulier, à cheval entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, dans une Europe singulière, à l’expérience unique. Nous n’avons pas suffisamment porté cet héritage. Nous nous sommes en quelque sorte banalisés et notre voix s’est diluée. J’ai siégé dans des réunions de l’Otan. C’est une organisation militaire défensive, certes. Même si elle a pu prendre l’offensive dans certaines situations. Mais c’est surtout une organisation américaine. La vision que nous avions de notre diplomatie s’est donc retrouvée biaisée et même piégée par ce choix. Dans un certain nombre des crises qui ont suivi, nous nous sommes retrouvés en situation d’alignement sur les États-Unis, sans plus jouer ce rôle de pourvoyeurs d’idées ou de stratégies qui nous aurait permis d’ouvrir des chemins, de pousser des points de vue ou de nourrir des propositions.

« Nous n’avons plus été capables de trouver le juste compromis entre la proposition et l’action parce que nous faisions la leçon au monde entier »

Un troisième piège qui a déséquilibré notre diplomatie, c’est le moralisme. Notre politique a toujours trouvé son équilibre entre le souci de défendre nos valeurs et nos principes et celui de prendre en compte la réalité avec lucidité, pour rester en phase, éviter les actes purement déclaratifs, qui finissent par nous aliéner beaucoup d’acteurs dont nous avons par ailleurs besoin. On peut ne pas apprécier ce que la Chine fait dans le Xinjiang, et même le condamner, mais on doit parler avec elle si l’on est une puissance dont la vocation est de jouer un rôle important sur la scène internationale. Nous n’avons plus été capables de trouver le juste compromis entre la proposition et l’action parce que nous faisions la leçon au monde entier. Les Africains en ont « soupé », si je puis dire. D’autant que nous n’avons pas obtenu de résultats sur le terrain : nous n’avons pas sorti la Centrafrique du sous-développement chronique ni le Mali de sa mal-gouvernance. Nous n’avons permis à aucun pays africain de devenir la vitrine d’un développement qui aurait illustré nos capacités à faire. Quand on se retrouve dans cette situation, on est exposé à l’accusation du « deux poids, deux mesures », du double standard. Cela nous revient aujourd’hui en pleine figure, puisque nous avons été en pointe sur la politique vis-à-vis de la Russie en Ukraine.

Pouvez-vous préciser cette notion de double standard ?

Dans cette guerre en Ukraine, on a répété les arguments du droit international, et combien il fallait préserver l’unité de ce pays, oubliant que, dans d’autres situations, cette logique du droit international n’était pas respectée. C’est ce qui a été rétorqué au président Macron lors de son récent voyage au Proche-Orient. La résolution 181 de 1947 n’est pas appliquée. La résolution 242 de 1967 n’est pas appliquée. La résolution 363 de 1974 n’est pas appliquée, et ainsi de suite... On se retrouve à défendre mordicus le droit international dans une situation, et à ne pas le défendre dans d’autres. Aux yeux du monde, c’est un élément de fragilisation. Ce n’est pas propre à la France ; il en va de même pour les États-Unis.

Vous avez cité le moralisme, le militarisme, l’occidentalisme. Est-ce que ce sont les principales inconséquences de notre diplomatie ?

J’ajouterais, de façon un peu jargonneuse, ce succédané du moralisme qu’est le démocratisme. Nous défendons, bien sûr à juste titre, une certaine idée de la démocratie. Mais ce faisant, nous ne prenons pas suffisamment en compte la multiplication des entorses faites à la démocratie dans nos propres pays. Notre vision, perçue comme idéologique, a du mal à convaincre toute une partie du monde – qui se trouve être aujourd’hui majoritaire – quand elle voit les images du Capitole assiégé par la foule trumpienne. Nous n’avons pas vu que, petit à petit, sous l’égide de la Chine et de la Russie, ce Sud global s’était organisé. Certains, à juste titre, disent que c’est une idée de paresseux, comme Baudelaire voyait dans le progrès une doctrine de paresseux. Il n’empêche : dans la réalité, nous nous retrouvons face à des pays unis malgré tout par un très fort ressentiment vis-à-vis de l’Occident. Certains avancent le cas de l’Inde pour dire que ce Sud global n’existe pas. J’étais en poste dans ce pays pendant la première guerre du Golfe et je rappelle que l’Inde a fortement condamné l’intervention de la coalition. De la même façon, elle vient de déménager son Parlement pour quitter les bâtiments coloniaux, et de changer son nom en République du Bharat dans certaines communications officielles, lors du sommet du G20 qu’elle a organisé en septembre dernier. Preuve qu’elle se situe dans cette mouvance des États qui se voient comme l’avenir et qui veulent se dégager de la tutelle occidentale, de cet ordre international, créé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qu’ils tiennent pour injuste. Certes, son soutien à Israël peut sembler brouiller les pistes, mais il s’agit d’abord d’un souci de politique intérieure lié aux tensions entre la majorité hindoue et la minorité musulmane.

Cette situation fait non seulement que notre place comme puissance a perdu de son originalité, a été entachée de fadeur et de suspicion du fait de notre alignement, mais aussi que nous sommes perçus, à l’instar de beaucoup d’autres, comme faisant partie du club de ceux qui se font les avocats de solutions qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes.

La notion de « Sud global » est-elle relativement nouvelle ?

La notion de tiers-monde est ancienne. Mais l’idée d’une structuration, d’une organisation, s’est faite petit à petit, par touches économiques ou idéologiques – souvenez-vous du mouvement des non-alignés, qui fait écho au multi-alignement actuel. Aujourd’hui, on voit différents forums, mais chacun a, peu ou prou, tendance à s’organiser dans la mouvance de certains grands États comme la Chine, avec l’Organisation de coopération de Shanghai (Chine, Inde, Russie, notamment), ou avec les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), un groupe qui s’étend désormais aux Brics+ avec six pays supplémentaires. Or ce sont désormais de vrais leviers de puissance : les Brics à eux seuls pèsent plus lourd désormais que le produit intérieur brut en parité de pouvoir d’achat combiné des pays du G7 ! Une concurrence s’organise, avec cette touche d’aigreur et de ressentiment très particulière qui pourrait être véritablement périlleuse s’il n’y avait pas des pays occidentaux capables de se démarquer et de servir de point de jonction, de passerelle. Là est le rôle de la France ! Et c’est exactement ce que nous avons voulu faire avec Jacques Chirac : essayer de montrer que la confrontation n’est pas inévitable et qu’il peut y avoir, au sein de la zone européenne ou atlantique, des pays capables de comprendre et de s’associer à des efforts pour éviter la fracture du monde.

La France a-t-elle renoncé à cette ambition ?

Dans les dernières années du mandat d’Emmanuel Macron, il y a eu des tentatives pour prendre en compte deux éléments très importants. Le premier concerne le renforcement de la souveraineté française, à un moment où l’on pouvait considérer que, sur le plan des politiques industrielles ou technologiques, notre pays était en situation de faiblesse. Soit dans le cadre national, soit dans le cadre européen, nous avons essayé de renforcer nos capacités dans ce domaine, par des pôles comme celui des batteries ou des semi-conducteurs. Je pense que c’est un effort louable porté par Bruno Le Maire, parce qu’il ne faut jamais oublier qu’une politique étrangère doit être assise sur une puissance, et que la souveraineté est décisive pour la capacité à se projeter et à parler dans le monde.

« Si on élargit sans approfondir le lien institutionnel, c’est l’échec assuré »

Le second effort à saluer, c’est l’intuition d’une relance nécessaire de la politique de coopération européenne. Malheureusement, on s’est heurté là aussi à des évolutions et à des conflits qui ont compliqué ce travail, mettant à l’épreuve la politique de la France. Le premier élément, ce sont les difficultés de la relation avec l’Allemagne. Le deuxième, c’est le déplacement du centre de gravité européen vers l’Est qui, en juin dernier à Bratislava, a conduit le président à mener un aggiornamento de la politique française vis-à-vis des pays de cette région. Surtout, nous butons sur le fait que la réforme de l’Europe arrive à un moment où nous avons devant nous des défis colossaux : le défi de l’élargissement et le défi institutionnel. Car si on élargit sans approfondir le lien institutionnel, c’est l’échec assuré. Or le prochain élargissement se fera en direction de zones importantes – évidemment l’Ukraine, la Moldavie, les Balkans occidentaux. Un mouvement qui nous détourne de notre espace d’influence naturel qu’est le Sud, ce qui participe du ressentiment de l’Afrique à l’égard de la France. Voilà pourquoi nous nous retrouvons en difficulté à la fois sur le plan diplomatique et stratégique avec la plupart des pays d’Afrique du Nord, et au-delà.

Cette situation affaiblit-elle la capacité de la France à parler au monde ?

Parler au monde, cela veut bien sûr dire renforcer la souveraineté, renforcer nos leviers dans une Europe assez forte pour soutenir la position de la France. Mais cela implique encore d’être capable de parler non seulement aux États, mais aussi aux peuples, aux opinions, avec tous les nouveaux moyens qui existent. Sur le plan militaire, nous essayons d’en tirer les conséquences en nous adaptant à ces nouveaux théâtres que sont la guerre informationnelle ou la guerre cyber. Mais, dans le domaine diplomatique, la France connaît une faiblesse évidente.

Pourquoi cette faiblesse ?

On a du mal à comprendre la nature exacte de ce qu’est la diplomatie. C’est un problème de génération. La diplomatie ne se réduit pas aux relations avec les États. Ce n’est pas seulement parler et faire passer des messages à des dirigeants. C’est être capable de partager une expérience et une culture, des réflexions, des visions, des anticipations. Quand on explique au monde qu’il ne faut pas déclencher une intervention militaire en Irak, parce qu’il ne peut en résulter que le chaos, quand on explique au monde que la guerre contre le terrorisme ne peut mener à rien s’il n’y a pas de stratégie politique, parce que le terrorisme est un virus opportuniste, alors on marque les esprits et on peut espérer convaincre. À partir de là, il est possible de faire un bout de chemin ensemble, parce qu’on partage un logiciel avec des pays amis ou alliés.

« La diplomatie, c’est aussi une vision du monde. C’est une compréhension du monde, des peuples et des cultures »

Ce n’est plus ce que nous défendons ?

Aujourd’hui, notre vision de la diplomatie se réduit à la technique diplomatique. Or, la diplomatie, c’est aussi une vision du monde. C’est une compréhension du monde, des peuples et des cultures. La dimension culturelle s’y associe aux dimensions économique, politique, juridique ou stratégique. C’est la synthèse de tous les facteurs de puissance. Or nous n’en faisons qu’un savoir-faire technique. Et c’est pour cela que nous avons raté une occasion, face à la guerre en Ukraine, de comprendre qu’il fallait très tôt mener de front le soutien matériel à Kiev et le combat diplomatique international. Quand je l’ai dit, on m’a rétorqué que ce n’était pas le moment de la négociation. Mais la diplomatie, ce n’est pas seulement la négociation. Il s’agissait en particulier d’éviter ce qui est en train de se formaliser : la constitution d’un front de pays qui ne prennent pas part au soutien à l’Ukraine, parce qu’ils ont été irrités par une série de facteurs dus aux positions des Occidentaux. Il fallait donc être capable d’organiser des coalitions, de rassembler des groupes de pays, de formaliser des idées – c’est aussi cela la diplomatie. Une telle action fait évidemment défaut, par rapport à l’Ukraine, du côté des pays occidentaux, puisque personne, faute de leadership, ne s’en sent la charge, mais elle fait encore plus défaut concernant le Proche-Orient !

De quel point de vue ?

Quelques voix se sont bien élevées pour essayer de relancer l’idée de la solution à deux États. Mais il y a un travail colossal à faire pour montrer comment sa mise en œuvre serait possible. Sur le fond, on dispose de beaucoup plus d’éléments que certains ne le croient pour la faire avancer. La plupart des problèmes techniques peuvent être résolus. La vraie difficulté, c’est la volonté politique, en particulier sur la question de l’arrêt de la colonisation en Cisjordanie, voire du démantèlement de nombre d’implantations. C’est bien sûr très compliqué, mais ce sont des choix politiques majeurs. Être capable de les exprimer simplement, clairement, avec un temps d’avance par rapport à l’opinion internationale, c’est cela qui, à un moment donné, légitime une voix et fait qu’elle est entendue.

« Le monde est comme saint Thomas, il a besoin de voir pour être convaincu. De ce point de vue, il nous reste du travail »

Est-elle mieux entendue quand elle a quelque chose de précis à dire ?

J’en reviens aux principes. Non seulement on a parfois sous-estimé la nature de la diplomatie, l’art qu’elle constitue, mais on a sous-estimé, aussi, l’importance de l’adosser à des principes. Pas seulement la morale, mais aussi la paix et la justice. Comment accomplir l’immense travail qui permet d’arriver du point A au point B ? Quand, à Phnom Penh en 1966, le général de Gaulle défend une certaine idée de la justice, quand Jacques Chirac fait de même au moment de l’Irak, la voix de la France conforte sa légitimité. Quand on s’en sépare ou quand on godille, c’est-à-dire quand on emploie tous les mots qui tournent autour d’un dossier afin de cocher toutes les cases comme dans un quiz, ça ne donne pas de force à notre voix. On minimise peut-être les risques, mais sans offrir une vision. Nous souffrons donc de ne pas assez nous appuyer sur ces grands idéaux qui nous placeraient en dehors de certains rapports de force, en dehors d’un alignement qui nous fait du tort, et qui redonneraient une certaine forme de fraîcheur à la vie internationale. Être capable de nommer, être capable d’exprimer avec passion ce qu’on pense, être capable de conjuguer la raison et l’émotion, c’est ce qui fait la force d’une diplomatie. Ce fut le génie gaulliste, comme celui de Mitterrand et de Chirac.

Que manque-t-il à Emmanuel Macron, selon vous ?

Il lui manque d’abord de prendre conscience des pièges dans lesquels nous sommes parfois tombés. Ensuite, il doit être capable de remettre sur le chantier une vision plus ambitieuse de la diplomatie, qui n’est pas simplement une technique, comme je le disais. La diplomatie, c’est la politique des politiques, puisqu’il s’agit de parler au monde. C’est traiter ensemble la technologie, l’économie, le culturel… avec une vision et une conviction politique, pour donner corps à quelque chose. Enfin, une diplomatie qui n’a pas de succès est une diplomatie qui s’épuise. Nous n’avons pas eu suffisamment de succès au cours des dernières années. C’est bien de s’engager au Liban, au Sahel, en Libye, de s’engager partout. Mais le monde est comme saint Thomas, il a besoin de voir pour être convaincu. De ce point de vue, il nous reste du travail.

Avons-nous encore des atouts ?

Oui. Je crois que les Français sont soucieux du monde. Ils ne sont pas indifférents, comme certains pays. Malheureusement, les courroies de transmission de la diplomatie française ne sont pas suffisamment resserrées. Le président est trop seul. La connexion avec le Quai d’Orsay manque sans doute de vigueur. Idem pour celle avec le Parlement, qui aurait dû cent fois organiser des débats et alerter le président sur la situation au Sahel depuis 2013. Il faut donc raviver le goût du monde, une conscience du monde. Notre parole doit obéir à un souci non seulement de justice, mais de justesse. On ne peut pas se tromper dans les mots. Le président actuel aimerait réussir quelque chose de grand en matière internationale. Il sait que c’est la condition pour rester dans l’histoire. Mais, pour y parvenir, cela exige de la constance et de la conviction, beaucoup de conviction, car les vents contraires sont toujours très forts. La diplomatie, c’est l’humilité de l’expérience accumulée au cours de siècles. Il faut savoir ce qui réussit, ce qui peut réussir, et ce qui rate à tous les coups. Et quand c’est difficile, essayer d’avoir des garde-fous pour faire en sorte que cela puisse quand même marcher.

Comment trouver cette expérience sur laquelle s’appuyer ?

Le Quai d’Orsay sert à cela. Voyez la récente note confidentielle rédigée par des diplomates et d’anciens ambassadeurs, qui se sentent obligés en conscience d’intervenir pour dire ce qu’ils savent du processus de paix au Proche-Orient, parce qu’ils ont suivi pendant quarante ans le baromètre des humeurs locales ! Avec les accords d’Abraham négociés par l’administration Trump, les Américains avaient trouvé cette idée – assez étonnante d’ailleurs – de régler tous les problèmes comme des transactions économiques, mais aucun d’entre nous n’a jamais cru que cela permettrait d’éliminer la question palestinienne. C’est la mère des crises, le symbole mondial de l’injustice à l’aune de la décolonisation. Certains s’étonnent, y compris en Israël, qu’on se mobilise autant sur cette question alors que le monde fermerait les yeux sur les centaines de milliers de morts au Yémen, en Syrie ou au Soudan. C’est oublier qu’Israël fait partie du tout petit nombre d’États créés par la communauté internationale. Et cette même communauté a donc une responsabilité majeure, fondamentale, vis-à-vis de ce pays bien sûr, pour assurer sa sécurité, mais aussi vis-à-vis de la Palestine, pour rendre justice à un peuple sans terre et sans État. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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