Plus de la moitié des Français se disent aujourd’hui « fatigués ». Traversons-nous une « crise du sommeil » ?

Il y a sûrement eu des périodes pires pour le sommeil qu’en ce moment, en temps de guerre notamment. Mais dans une époque qui a élevé au rang de priorité la préoccupation de soi, on se rend compte qu’il y a là un élément manquant. Nous sommes cernés par les conseils sur la nutrition, la gestion du stress, l’exercice physique, etc., mais nous nous préoccupons encore trop peu de la qualité de notre sommeil. Or il y a bien un déficit qui se creuse, année après année, dans toutes les catégories de population, là où par le passé cela pouvait encore être réservé à certaines catégories d’âge ou de niveau socio-économique. Aujourd’hui, nous sommes tous concernés par cette sorte d’épidémie de dette de sommeil.

Comment se traduit-elle ?

Il y a une dizaine d’années, la proportion de gens qui en France dormaient moins de six heures tournait autour de 20 % à 22 % de la population. Actuellement, nous sommes plutôt à 35 %. C’est un phénomène inquiétant, qu’on retrouve d’ailleurs un peu partout sur la planète, en Europe, en Chine, au Japon, aux États-Unis ou au Brésil, et en particulier dans les mégapoles modernes. C’est inquiétant, car on s’éloigne pour ces gens de la durée de sommeil idéale, qu’on peut estimer entre sept et huit heures de sommeil par vingt-quatre heures pour un adulte d’âge moyen. Selon notre baromètre Santé publique France, le temps de sommeil moyen des Français est aujourd’hui de 6 h 58, et d’environ 8 heures le week-end. Ce n’est pas le temps le plus court sur la planète – on dort une demi-heure de moins en Malaisie par exemple –, mais il recule peu à peu, dans des proportions importantes pour certaines couches de la population.

Quelles sont les raisons de cette réduction du temps de sommeil ?

J’y vois avant tout une question de temps disponible. Cela peut paraître contradictoire avec les évolutions de la société, car le temps de travail effectif n’a jamais été aussi bas ; mais, en réalité, le temps disponible pour dormir a beaucoup rétréci, ce qui a réduit notre capacité à nous arranger avec un sommeil qui serait de mauvaise qualité. Et la première cause de ce temps réduit reste le travail. Un quart de la population travaille avec des horaires de nuit ou décalés, et ceux qui doivent affronter cette réalité dorment en général une heure de moins que les autres. Une autre partie, parfois les mêmes, connaît des temps de trajet très long pour accéder à leur lieu de travail, ce qui les oblige à se lever très tôt ou à rentrer très tard, et grignote leur temps de sommeil. Enfin, à ces questions d’ordre professionnel s’est ajoutée une forme nouvelle de détournement de notre temps : les écrans et les réseaux sociaux. Ils offrent une concurrence si séduisante, si addictive, qu’on en vient à vouloir y consacrer le plus possible de notre temps libre, au détriment du sommeil, qui est vu comme un temps perdu.

Les jeunes sont-ils touchés également ?

C’est le cas des adolescents qui nous a alertés sur ce phénomène, qui désormais touche tout le monde. Et la situation est d’autant plus inquiétante qu’à leur âge, ils ont besoin de davantage de sommeil – neuf à dix heures à quinze ans, par exemple. Or, à ce stade de leur développement, la carence de sommeil affecte directement leur croissance, la maturation de leur système nerveux ou leur mémoire. Jusqu’ici, seuls les lycéens étaient concernés par cette baisse du temps de sommeil. À présent, on voit que cela commence à se développer chez les collégiens également, pour les mêmes raisons.

Quel est l’impact du manque de sommeil ?

Les études montrent que lorsque l’on dort moins de six heures par vingt-quatre heures, il y a des conséquences assez attendues, comme un risque plus important de somnolence au volant, une baisse de la réactivité, un déficit de l’attention et des troubles. Mais, à long terme, on observe aussi des conséquences moins identifiées par le grand public, comme des risques aggravés de dépression, de surpoids, d’obésité, de diabète de type deux, de maladies cardiovasculaires, d’hypertension ou d’infarctus du myocarde. Et cela s’explique assez logiquement : durant le sommeil s’effectue une bonne part de notre activité métabolique, qui va profiter de la chute de notre température interne d’un degré à un degré et demi pour engager un ballet d’hormones et reconstituer les réserves énergétiques pour le lendemain. Sans ces réserves, vous manquerez de l’énergie nécessaire pour avoir une activité physique, avoir envie de marcher ou de faire du sport, mais vous serez aussi plus enclin à grignoter des aliments gras et sucrés pour essayer de compenser ce déficit d’énergie. Dans nos études sur la privation de sommeil, on a constaté que si on laisse des aliments à portée des patients, ils peuvent prendre plusieurs kilos par semaine !

« Plutôt que des machines à café, les entreprises feraient mieux d’installer des salles de sieste dans leurs bureaux ! »

Est-il possible de compenser autrement une mauvaise nuit ? Avec une sieste ?

Oui ! Elle a longtemps été mal vue, mais une sieste améliore nettement l’activité cognitive, la mémoire, mais aussi les processus métaboliques. Plutôt que des machines à café, les entreprises feraient mieux d’installer des salles de sieste dans leurs bureaux ! De ce point de vue, la diversification du travail, avec, entre autres, le télétravail et les horaires décalés, a au moins permis à de nombreuses personnes de s’autoriser une sieste régulière. Mais on peut aussi compenser une mauvaise nuit par la pratique de l’exercice physique ou en faisant des « provisions » de sommeil en amont.

On parle de petits et de gros dormeurs. Pourquoi avons-nous des besoins différents en matière de sommeil ?

En 2017, le prix Nobel a été décerné à des spécialistes de l’« horloge biologique » qui avaient permis d’en comprendre les facteurs génétiques. Schématiquement, l’action de plusieurs gènes détermine notre rythme circadien, avec des variations individuelles. Pour les couche-tard par exemple, on observe un décalage qui s’explique par une horloge biologique supérieure à vingt-quatre heures, jusqu’à vingt-cinq ou vingt-six. Idem pour les couche-tôt, avec une horloge plus courte. Quant à la longueur du sommeil, là encore des facteurs génétiques sont à l’œuvre : 2 à 3 % des gens peuvent très bien se contenter de six heures de sommeil, parce que leurs phases de sommeil profond ou paradoxal – le sommeil dit « récupérateur » – occupent 35 % de leurs nuits, contre 20 à 25 % dans la moyenne de la population.

L’environnement joue-t-il un rôle pour passer une bonne nuit ?

Il est essentiel pour la plupart des gens, et le cadre idéal se dessine assez clairement : une température un peu fraîche, pour favoriser le refroidissement du corps ; une absence de bruit, quitte à utiliser des bouchons pour se protéger des bruits extérieurs ; et une absence de lumière. C’est une des raisons pour lesquelles le sommeil est davantage menacé en ville, où les pollutions sont bien supérieures. Et pourtant, étrangement, cela reste encore un angle mort des politiques publiques, alors même que ce devrait être un enjeu essentiel de bien-être, mais aussi de santé publique.

À quelle fatigue le sommeil peut-il répondre ?

La fatigue physique est traitée par le sommeil profond : c’est la réparation des muscles et des blessures, l’action anti-inflammatoire, la rénovation des tissus. Le cœur, notamment, voit sa fréquence diminuer, il peut s’oxygéner et se réparer pour faire face à la prochaine journée. Ensuite, c’est au sommeil paradoxal de prendre en charge la fatigue psychique et le stress. Pendant cette phase, nos souvenirs sont activés et se combinent aux perceptions sensorielles pour s’inscrire dans notre mémoire. Nos rêves pourraient ainsi permettre de faire le tri entre les milliers d’informations retenues dans la journée. C’est vraiment un moment nécessaire pour stabiliser l’humeur et faire redescendre le stress subi.

Observe-t-on une hausse des troubles du sommeil ?

Non, sur le temps long, les chiffres sont relativement stables. Si l’on prend les insomnies, qui touchent 15 à 20 % des individus, on observait même une lente diminution de leur incidence avant l’irruption du Covid. Mais celui-ci a eu un fort impact sur nos nuits. La consommation de somnifères, qui, chez les adultes, était passée en dessous des 10 % en France grâce à l’effort des médecins et des médias, a brutalement remonté, comme un miroir des angoisses qui ont surgi à ce moment-là. Depuis, ce n’est pas vraiment retombé, avec les images de la guerre en Ukraine ou la hausse de l’éco-anxiété. Le sommeil, vu sous cet angle, est un baromètre à la fois personnel et collectif de nos préoccupations.

« Il faudrait faire passer un message nouveau sur le sommeil : celui du bonheur de dormir »

Comment mieux dormir aujourd’hui ?

Il faut aménager un environnement propice à l’endormissement. Il faut, surtout, se rendre compte de ce qui peut venir perturber notre sommeil. Et de ce point de vue, il y a une vraie responsabilité des réseaux sociaux, qui ne se soucient pas assez de l’éducation à la déconnexion de leurs usagers. Au lieu de cela, ils tirent profit d’une forme d’addiction chez les plus jeunes, mais aussi chez des personnes en situation de vulnérabilité, dont la santé est abîmée par le manque de sommeil. Nous avons ici, dans notre service, des patients qui viennent pour réparer leur sommeil, et qui ne peuvent pas s’empêcher de se connecter et d’envoyer des messages au milieu de la nuit ! C’est un enjeu dont, il me semble, on ne tient pas encore assez compte.

Au-delà, il faudrait faire passer un message nouveau sur le sommeil : celui du bonheur de dormir. Trop souvent on n’en parle que pour souligner les problèmes, en assénant des injonctions qui peuvent paraître aliénantes sur le besoin d’aller se coucher. Mais on ne se rappelle pas assez à quel point il y a un vrai plaisir à l’endormissement. Dans un monde où on passe notre temps à chercher des remèdes pour améliorer notre bien-être, des solutions santé, des activités physiques, il en est une qui reste libre et gratuite : le simple bonheur d’aller se coucher. Si vous voulez vous sentir en pleine forme, il n’y a pas besoin d’aller en thalasso ! Il suffit de comprendre quel dormeur vous êtes, et d’organiser et d’apprécier une bonne nuit de sommeil, qui vous rendra plus sociable, plus heureux, plus efficace. Le sommeil est un bienfait pour la santé, que nous ne sommes pas près d’épuiser ! 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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