Avons-nous toujours été fatigués ?

Ce que l’on entend par « fatigue » a beaucoup évolué dans le temps. Georges Vigarello le montre bien dans son Histoire de la fatigue. Dans ses premières occurrences en latin, elle renvoie à quelque chose d’assez violent, comme du harassement, du harcèlement, voire de l’assiègement au sens presque militaire. Plus tard, au Moyen Âge, elle s’incarne de manière différente. C’est la fatigue du combattant, celle du noble chevalier, dont l’apprentissage suppose une résistance à la fatigue. Cette endurance qui est la marque de son courage. À cette période, on parle également beaucoup de la fatigue du voyageur, causée par les dangers de la route et l’inconfort du transport. C’est une fatigue particulièrement redoutée, car elle est subie et non glorifiée.

Notons ici que la fatigue physique liée au travail, telle qu’elle pouvait être éprouvée par les paysans, est totalement invisibilisée. Elle n’apparaît pas dans les discours qui nous sont parvenus, sous la plume de nobles ou de moines. Et lorsqu’elle est mentionnée, c’est par le prisme de la morale judéo-chrétienne : manifester sa fatigue au travail, c’est faire preuve de paresse. Or la paresse est un péché !

Qu’est-ce qui change avec les temps modernes ?

Les temps modernes, c’est la montée en puissance des sciences de l’esprit. Avec la généralisation de l’imprimerie, la diffusion des pensées artistiques et philosophiques, vient une forme de fatigue intellectuelle. On se dit le plus souvent fatigué de penser.

Là encore, il y a un biais social : ce ne sont pas les travailleurs qui s’expriment sur cette fatigue ! Ce n’est qu’à partir de la fin du xixe siècle, à la suite des révolutions industrielles, que la fatigue physique causée par le labeur commence réellement à être prise en compte, sous la pression des syndicats et des corporations de travailleurs. C’est à ce moment qu’émergent non seulement la médecine du travail, qui vise à éradiquer un certain nombre de maladies professionnelles, mais aussi une « science de la fatigue », empreinte de positivisme voire de scientisme, qui cherche à mesurer la fatigue musculaire. Cette préoccupation soudaine pour la fatigue des travailleurs n’est pas anodine : au début du xxe siècle, l’âge d’or du fordisme et du taylorisme, les industriels comprennent que, pour garantir une productivité maximale, il faut accepter ce besoin physiologique de repos. Il faut donc ménager ses travailleurs, ne pas les épuiser. J’insiste sur le terme « ménager », car ce verbe donnera plus tard le concept de « management » !

De quoi sommes-nous fatigués aujourd’hui ?

Grâce à la mécanisation et à l’automation, nous sommes aujourd’hui très largement préservés de ce qui, dans le temps, occasionnait une fatigue corporelle. En revanche, celle-ci a laissé place à une nouvelle fatigue psychique, indissociable des structures de notre société, égocentrée, tournée vers l’individu et son développement. Comme le rappelait le sociologue Alain Ehrenberg il y a déjà trente ans dans La Fatigue d’être soi, nous avons vu décliner les grandes institutions qui auparavant nous cadraient dans notre construction psychologique – l’armée, les religions, l’école – en même temps que montait la volonté de l’individu de s’autodéterminer. En conséquence, l’individu est amené à inventer ses propres règles d’éthique, de comportement, de conduite. Pour Ehrenberg, c’est là que se loge notre fatigue contemporaine, dans ce combat perpétuel que nous menons, plus seulement pour obéir à des règles, mais aussi pour les créer soi-même et pour soi-même, au préalable.

« Surcharge et manque sont les deux faces d’une même médaille, celle d’une fatigue psychique à grande échelle »

Concrètement, comment se manifeste cette nouvelle fatigue ?

De manière assez classique, à travers des phénomènes de surcharge ou de manque. La surcharge, c’est la saturation, voire le dégoût. Je pense au problème très contemporain de la fatigue informationnelle, ou « infobésité ». À force d’être surchargés d’informations et d’opinions contradictoires, nous, citoyens lambda, ne savons plus que penser. Alors nous renonçons. La résignation, le désintérêt se manifestent aujourd’hui dans tous les domaines sociétaux : politique, environnemental… C’est très symptomatique.

Et de l’autre côté, on a une forme de fatigue « en creux », qui engendre cette fois un sentiment de vide ou de manque, sans que l’on sache trop de quoi. C’est une perte de sens globale, qui se rapproche plutôt de ce que l’on appelait dans les siècles précédents la mélancolie – une sorte de deuil qui ne se fait pas, car il n’a pas d’objet identifié. Surcharge et manque sont les deux faces d’une même médaille, celle d’une fatigue psychique à grande échelle. Il y a quelques mois, un hashtag fleurissait sur les réseaux sociaux : « #decisionfatigue », la fatigue décisionnelle. C’est exactement ça : l’impossibilité à se décider, qui engendre un sentiment d’impuissance.

Quelle est la différence entre la « bonne » et la « mauvaise » fatigue ?

De manière un petit peu caricaturale, on pourrait dire que la « bonne » fatigue est localisée. Elle se range du côté de la fatigue physique. On peut pointer l’endroit du corps où on la ressent. Ensuite, elle est attribuée à une cause – j’ai couru un marathon, j’ai fait un déménagement… Et surtout, on peut y remédier en se reposant. À l’inverse, la mauvaise fatigue n’est pas localisable, elle est diffuse. Elle n’a pas de cause évidente, et le repos n’y fait rien. Ça peut être une forme de fatigue liée à des maladies, des cancers… mais c’est aussi la fatigue psychique, dont on ne sait trop que faire.

Quel regard la société porte-t-elle aujourd’hui sur la fatigue ?

Ce regard ne cesse d’évoluer. La fatigue a longtemps été considérée comme une faiblesse inhérente à la condition humaine – seul Dieu est infatigable. Cela dit, la tradition judéo-chrétienne fait aussi de l’effort, donc de la résistance à la fatigue, un élément central dans la construction et la valorisation de l’individu. En filigrane, on a donc une lecture moralisante de la fatigue comme un défaut de volonté qui peut rapidement mener à la paresse, ce qui conduit à cacher ou invisibiliser sa fatigue. Cette lecture se retrouve plus tard dans l’image de la dépression, souvent perçue comme un aveu de faiblesse.

Mais, récemment, le discours a changé, notamment avec la libération de la parole autour du burn out. Les travaux récents ont montré que le burn out n’est pas une énième forme de dépression, mais qu’il affecte autant le corps que l’esprit, et qu’il est, d’une certaine manière, une fatigue qui a une cause identifiable. Cette cause, c’est le travail. Je suis en burn out, non parce que je suis déprimé ou faible, mais précisément parce que je me suis conformé, que j’ai joué le jeu du système, et que ce système m’a blessé. C’est intéressant parce que cette forme de fatigue n’est plus comprise comme une défaillance personnelle mais comme une faille systémique, qui appelle à la fois de l’empathie et une réparation.

 

Le sommeil est-il la seule réponse à nos fatigues contemporaines ?

La réponse habituelle à la fatigue, c’est le repos, dont le sommeil n’est qu’un aspect. Mais, aujourd’hui, notre temps de repos et de sommeil semble attaqué par toutes sortes de mécanismes. Il y a quelques années, l’essayiste américain Jonathan Crary, auteur de 24/7 : le capitalisme à l’assaut du sommeil, a proposé la thèse suivante : le capitalisme, en tant que système de production de biens, de services et de normes, est intrinsèquement allergique au repos et au sommeil, car ils sont foncièrement improductifs. Se met alors en place un ensemble de processus visant à compresser, à réduire ces temps improductifs à la portion congrue.

La nouveauté réside dans le fait que ce n’est plus tant le monde du travail qui grignote notre repos que les loisirs. De fait, on observe une réduction tendancielle de nos temps de sommeil quotidiens au profit d’activités marchandisées. Cela se fait de manière insidieuse ! Il y a encore quelques décennies, c’était la multiplication des activités extraprofessionnelles – les soirées, les spectacles – qui empiétaient sur le temps de repos. Aujourd’hui, ce sont les écrans, que ce soit à travers les plateformes de streaming ou les jeux vidéo en ligne. C’est doublement problématique, car, outre l’aspect purement physiologique de la lumière bleue des écrans qui tient le cerveau en éveil, l’utilisation nocturne des écrans « délégitime » d’une certaine manière le besoin de dormir. Le soleil est toujours levé quelque part sur la planète, et il n’y a plus de pression sociale à aller se coucher. Les Anglo-Saxons parlent d’ailleurs à ce sujet de sleep procrastination.

Notre fatigue est-elle exploitée ?

On a tendance à penser que la fatigue coûte de l’argent. Mais, en vérité, la fatigue génère beaucoup de richesses – c’est l’économie du tourisme, les compléments alimentaires, le dopage légal (café, énergisants…) comme illégal. On pourrait même dire qu’elle sous-tend toute l’économie de la mécanisation et de l’automatisation, puisqu’elle est une réponse à notre fatigue physique. En vérité, la fatigue est économiquement très rentable !

 

Propos recueillis par Lou Héliot

 

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