En 1995, le jeune Virgile Novarina a eu comme une révélation. Si l’on considère qu’un être humain dort environ un tiers de sa vie, du haut de ses 18 ans, il avait déjà passé six ans de la sienne plongé dans le sommeil. Un tiers de sa vie, donc, qu’il ne connaissait pas. « J’ai eu un déclic, dit l’artiste, aujourd’hui âgé de 48 ans. J’ai commencé à lutter contre l’oubli et à travailler pour développer ma mémoire des rêves, puis ma mémoire du sommeil profond. » Chaque matin, au réveil, il note le contenu de ses songes. Au bout de quelques mois, grâce à sa discipline, il parvient à en coucher sur le papier six ou sept par jour. Il se met aussi à les écrire la nuit, à l’occasion de micro-réveils. Un jour, c’est la surprise : il se rend compte qu’en sommeil profond, il est capable de prendre des notes sans se réveiller ou même s’en souvenir. « J’ai découvert que le sommeil était l’un des moments les plus riches de l’existence, malgré le fait qu’on le connaisse si peu », dit-il. Il en fait alors son sujet de prédilection et, depuis trente ans, il observe, attristé, la dégradation progressive de la qualité et de la quantité de sommeil dans nos sociétés.

En 2003, son travail prend un tournant politique à la suite d’un différend avec sa galeriste, qui lui refuse le droit de dormir en public lors du vernissage d’une exposition consacrée à ses écrits et à ses dessins de nuit. « Il était pourtant important pour moi de montrer aux visiteurs la source de mon travail, à savoir le véritable sommeil. » Il décide alors de mettre en valeur, sous la forme de performances, cet état « que l’on tend à cacher et que l’on considère, à tort, comme une perte de temps, comme sans intérêt ou comme une simple fatalité biologique ». L’une d’entre elles, intitulée « Lundi-samedi, 9 heures-18 heures », vise de manière plus spécifique l’impact du travail et du capitalisme sur le sommeil, seul moment où l’on ne peut ni produire ni consommer. « La plupart des gens se définissent d’abord par leur travail, or notre identité repose sur bien d’autres éléments, insiste Virgile Novarina. Le sommeil est un état merveilleux, bien plus riche et humain qu’on ne le pense. On commence par dormir dans le ventre de notre mère, sans interruption. Nous sommes avant tout des dormeuses et des dormeurs, des êtres poétiques qui voyons dans le noir et entendons dans le silence. »

Depuis la pandémie de Covid-19, une prise de conscience émerge timidement dans les milieux artistiques. À New York, au printemps 2023, les jeunes artistes Navild Acosta et Fannie Sosa invitaient les visiteurs afro-américains du MoMa à s’allonger sur des lits et des coussins installés au milieu des œuvres, et à ne rien faire. Baptisées les « Black Power Naps », ces siestes publiques proposaient une réponse aux résultats d’un article, paru dans la revue Sleep, affirmant qu’aux États-Unis un Noir avait cinq fois plus de risque qu’un Blanc de souffrir du manque de sommeil.

En Chine, en 2021, un mouvement de lutte contre le surmenage au travail, cette fois-ci mené par de jeunes cadres, a surgi sur les réseaux sociaux avant de prendre la forme de performances. Baptisé Tang Ping, il invitait les travailleurs à s’allonger par terre dans des lieux publics, parfois en pyjama, et à ne rien faire en guise de révolte contre le rythme effréné imposé par le capitalisme. Une initiative peu appréciée des autorités qui ont pris soin de fermer les forums de discussion en ligne liés au hashtag #tangping.

Virgile Novarina espère qu’à terme cette prise de conscience pourra mener à une revalorisation globale du sommeil. Si, en 2017, les troubles du sommeil sont devenus en France une spécialité en médecine, 13 % des 25-45 ans considèrent encore que dormir est une perte de temps, et 45 % des 25-45 ans estiment qu’ils ne dorment pas suffisamment. « Nous serions plus heureux et plus équilibrés si nous connaissions notre vie endormie, conclut l’artiste. La société tout entière aurait besoin d’une cure de sommeil. »  

MANON PAULIC

 

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