On sait depuis l’avènement de la télévision que l’exposition précoce des enfants aux écrans, sur de longues périodes de temps, peut entraîner des retards de développement – de langage, notamment. Mais ce constat général gagne à être nuancé tant la réalité est complexe : encore faut-il distinguer de quels enfants on parle, de quels écrans, et avec quels contenus ! Regarder un écran n’aura pas le même impact, par exemple, si l’enfant est passif ou actif face à lui, sans d’ailleurs qu’une posture soit forcément meilleure ou pire que l’autre. Un écran « actif », qui appelle de l’interaction, peut être bénéfique pour l’apprentissage de certains mots, comme l’ont montré des recherches dans lesquelles on demande à des enfants de 12 à 14 mois d’activer eux-mêmes des éléments sur un écran tactile. A contrario, un écran « passif », comme la télévision, peut proposer des histoires, un fil narratif cohérent, bref un temps fictionnel essentiel à la construction de l’imaginaire, et notamment à la compréhension de la notion du temps. Il faut donc éviter les généralisations hâtives, pour mieux comprendre pourquoi et comment les écrans peuvent gêner le développement cognitif des plus petits enfants, en empêchant leur exploration motrice et sensorielle ou bien la création des premiers liens.

La place des écrans dans la vie des parents peut aussi toucher les enfants

De manière générale, la plupart des parents ont intégré cette réalité et veillent désormais à ne pas placer exagérément leurs enfants devant les écrans, en particulier avant l’âge de 3 ans, quand l’effet sur le développement du cerveau est le plus important. Mais on a moins conscience que la place des écrans dans la vie des parents peut aussi toucher les enfants, dès lors que ces appareils viennent entraver les interactions, et donc les émotions partagées : c’est ce qu’on appelle la « technoférence ». Nous avons récemment mené une étude sur ce sujet avec des étudiants de master : pendant quinze jours, ceux-ci ont fréquenté les salles d’attente de centres de protection maternelle et infantile (PMI), pour observer les interactions entre parents et enfants. Avec un résultat double : presque aucun de ces très jeunes enfants n’est exposé directement à un écran, mais beaucoup d’entre eux voient leurs demandes d’attention ignorées par leurs parents, rivés sur leurs téléphones. Or ces initiatives de l’enfant, qui commencent dès l’âge de 9 mois, avant même le stade du langage, sont fondamentales pour son développement : c’est par elles qu’il va explorer le monde, qu’il va apprendre à le nommer grâce à la voix du parent qui parle de ce que l’enfant montre du doigt. L’enfant participe ainsi à ce qu’on appelle l’attention conjointe, un processus qui lui permet de se forger peu à peu un vocabulaire et une compréhension de l’environnement. En revanche, si celle-ci vient à manquer, l’enfant en est souvent réduit à s’en remettre aux pleurs pour attirer l’attention de ses parents, ce qui perturbe la capacité d’initiative initiale et, à la longue, affecte le développement du langage, et donc le développement cognitif.

Il ne s’agit pas de culpabiliser les parents, mais de leur suggérer une forme d’hygiène mentale

Pour autant, le tableau n’est pas si sombre. La plupart des retards dans le développement du langage peuvent être rattrapés, notamment grâce à l’aide d’un orthophoniste. Et le développement du cerveau d’un enfant est trop complexe pour n’être expliqué que par un seul facteur. La curiosité des enfants, leur envie d’apprendre, est inscrite dans leurs gènes. S’ils échouent en raison d’un manque dans leur environnement, ils mettront en place de nouvelles stratégies d’apprentissage afin d’y trouver d’autres appuis qui leur permettent de se développer. De sorte que les écrans eux-mêmes peuvent être utiles à un enfant qui serait par ailleurs en carence d’attention ! Mais ils ne remplacent évidemment pas l’interaction humaine, a fortiori parentale. Il ne s’agit donc pas de culpabiliser les parents, mais de leur suggérer une forme d’hygiène mentale, qui les encourage à être pleinement présents dans les moments partagés avec leur enfant, à être attentifs et à cultiver leur propre plaisir d’être libérés de cette accélération du temps social portée par les écrans. Il faut apprendre à regarder les petits, à les prendre au sérieux, à ne pas forcément les replacer sur ce qu’on pense être le droit chemin, mais à leur laisser la parole, même si cette parole n’est qu’un geste, un regard, une attention portée vers tel ou tel objet. C’est de cette manière que l’on peut contribuer au mieux à leur développement. 

Conversation avec JULIEN BISSON

Vous avez aimé ? Partagez-le !