En 2016, une étude publiée par deux chercheurs américains, Richard Lynn et Edward Dutton, sème un vent de panique en Europe. La thèse ? Nous serions tous devenus plus bêtes. Plus précisément, le niveau de QI de nombreux pays occidentaux serait en train de chuter dangereusement, et ce depuis une vingtaine d’années déjà. La France, par exemple, aurait perdu 3,8 points en l’espace de dix ans ! Le chiffre interpelle. Une nouvelle étude semble corroborer cette tendance, en observant un déclin similaire en Norvège. Et tout le monde se demande désormais : sommes-nous vraiment plus bêtes que nos ancêtres ?

Pour répondre à cette question, revenons d’abord aux origines du désormais célèbre « test de QI ». « Au début du XXe siècle, le contexte de l’école primaire républicaine, gratuite et obligatoire, impulsée par le ministre Jules Ferry, crée une nouvelle attente à l’égard des psychologues », raconte Olivier Houdé, professeur de psychologie du développement à l’université Paris Cité. Alors que des dizaines de milliers d’enfants rejoignent les bancs de l’école, on leur demande de dépister au plus tôt ceux qui souffriraient d’un handicap intellectuel. Le défi est relevé en 1905 par le pédagogue Alfred Binet et le psychiatre Théodore Simon. « En confrontant les enfants à de petits problèmes d’intelligence très concrets, Binet et Simon calculent leur “âge mental”, et élaborent ainsi la première échelle métrique de l’intelligence », poursuit l’auteur du « Que sais-je ? » Comment raisonne notre cerveau. Quelques années plus tard, le philosophe allemand William Stern s’appuiera sur leurs travaux pour mettre en formule le quotient intellectuel (QI), tandis que le psychologue américain David Wechsler systématisera tous ces tests en élaborant un protocole encore en vigueur aujourd’hui : l’échelle de Wechsler.

Un protocole que connaît bien Corentin Gonthier, professeur de psychologie à l’université de Nantes et psychologue : « Ce que l’on appelle “test de QI” est en réalité une série d’épreuves très diversifiées, qui vont du raisonnement logique au vocabulaire, en passant par la rapidité et la mémoire. » Le détail des questions est toutefois tenu rigoureusement secret, car on ne doit pas s’y préparer. « Il est très important de respecter les conditions et le temps prévu pour le test, souligne Corentin Gonthier, afin de ne pas fausser les résultats. » C’est pourquoi les tests de QI doivent être administrés par un psychologue formé. « Rien à voir avec les soi-disant tests à cinq euros proposés sur Internet ! » ironise le chercheur.

Les tests de QI mesurent-ils ainsi notre intelligence ? Pas exactement. Une fois les tests passés, la moyenne de vos résultats est rapportée à celle de tous les gens de votre âge et de votre pays qui ont passé le même test. Pour Corentin Gonthier, « le QI n’est ni plus ni moins que votre score à un test, par rapport à vos pairs ». Mais il ne prétend pas être une mesure absolue de l’intelligence telle qu’on l’entend habituellement. « Le QI ne prend pas en compte d’autres facteurs comme la créativité ou la capacité d’adaptation. Il vise simplement à mesurer ce que les scientifiques appellent l’“intelligence générale”, c’est-à-dire une sorte d’agrégation de nos capacités à résoudre des problèmes, en tenant compte de certains aspects comme la capacité à raisonner logiquement et à emmagasiner des connaissances. »

« Dans ce calcul, l’intelligence “normale” se situe arbitrairement autour de 100, explique Olivier Houdé. Un score en dessous de 70 laisse supposer une déficience intellectuelle, un handicap cognitif, et un score supérieur à 130 un haut potentiel. » Un indicateur particulièrement utile pour déceler les troubles de l’apprentissage tels que la dyslexie, la dyspraxie ou la dysgraphie. « Le test de QI, c’est comme un instantané de notre fonctionnement cognitif à un moment donné », résume Corentin Gonthier.

 

La baisse du QI : mythe ou réalité ?

Mais sommes-nous vraiment devenus plus bêtes que nos ancêtres ? La réponse ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique. Certaines recherches font en effet état d’une baisse du développement cognitif des enfants ou de l’intelligence au sens large, à laquelle ils donnent pour cause des facteurs environnementaux, comme la pollution, les perturbateurs endocriniens, le temps passé devant les écrans, la dégradation du système éducatif, ou encore le recul de la lecture, mais aussi, dans certains cas controversés, comme la fameuse étude de Lynn et de Dutton, des facteurs génétiques.

« En ce qui concerne le QI à proprement parler, le grand nombre de tests réalisés sur un siècle permet une véritable comparaison historique, explique Franck Ramus, chercheur au CNRS et spécialiste des sciences cognitives. Et il est important de considérer le temps long. » De fait, depuis que ces tests sont pratiqués, les scores n’ont cessé d’augmenter d’environ trois points par décennie. Un phénomène que les spécialistes ont appelé l’« effet Flynn », du nom du chercheur qui a mis en lumière cette tendance. La raison ? De meilleures conditions de grossesse, une réduction drastique de la malnutrition infantile et de l’exposition aux maladies infectieuses et aux produits toxiques, une éducation plus longue et plus poussée… « Les conditions de développement du cerveau de l’enfant n’ont cessé de s’améliorer au fil du siècle dernier. En conséquence, chaque génération obtient de meilleurs scores que la précédente, du moins jusqu’aux années 2000 », explique le chercheur.

« Il n’y a pas lieu d’être alarmiste, du moins en ce qui concerne la baisse du QI ! »

Serait-on sur la pente du déclin désormais ? « Cela dépend des pays. Dans le cas des pays occidentaux, le consensus scientifique parle plutôt d’un plateau, ou d’un ralentissement de la croissance, ce qui est très différent, tempère Corentin Gonthier. Cela signifie tout simplement que, comme nos conditions de vie sont désormais assez similaires à celles des générations qui nous précèdent, notre marge de progression est moindre, et notre QI “plafonne” à son niveau le plus haut. On est loin du déclin ! »

Pour Franck Ramus, la baisse de trois points en dix ans évoquée dans l’étude américaine de Lynn et de Dutton se fonde sur un échantillon trop réduit et un temps trop court pour être vraiment significative. « Il faudra réévaluer la situation dans dix ans. Alors seulement on pourra dire si l’effet Flynn s’est réellement inversé. En attendant, il n’y a pas lieu d’être alarmiste, du moins en ce qui concerne la baisse du QI ! »

 

Dangers du tout-QI

Chez bon nombre de psychologues, les inquiétudes ont en effet un autre objet. Dans une tribune publiée dans le Journal des psychologues en 2005, plusieurs praticiens appellent leurs collègues à « réfléchir et débattre sur les usages du quotient intellectuel (QI) et certaines dérives actuelles ». Ils observent en effet une « attente sociale de plus en plus forte visant à faire évaluer et caractériser par les psychologues les capacités mentales d’un être humain uniquement par un chiffre » et dénoncent l’« illusion simplificatrice des nombres », selon laquelle le QI serait une « mesure aussi élémentaire qu’un poids de naissance ou qu’un taux de glycémie sanguine ».

Autre danger du tout-QI : une tendance à faire de ce chiffre un indicateur de la valeur humaine qui sert de prétexte pour hiérarchiser les individus. C’est par exemple le cas de la « Carte du QI », très populaire sur les réseaux sociaux, qui affiche les différences de QI importantes entre les différents pays. Les scores moyens ne dépassent pas 85 sur le continent africain alors qu’ils sont aux environs de 100 en Europe et en Chine. Pour l’auteur, qui n’est autre que le très controversé Richard Lynn, à l’origine de l’étude sur la baisse du QI en France, ces différences de QI entre les pays sont au moins en partie dues à des causes génétiques. « On peut faire dire beaucoup de choses aux chiffres, met en garde Corentin Gonthier. Il existe peut-être des différences entre pays, mais les causes sont multiples, à commencer par le contenu même des tests, conçus par des Occidentaux. Lynn est connu pour ses théories racistes et sexistes, et il interprète les chiffres en ce sens. Or, rien dans les tests ne prouve ses hypothèses. On touche là aux limites de ce que peut nous dire le QI. »

Un indicateur dépassé ?

Faut-il alors se débarrasser du QI ? C’est ce que prônent de plus en plus de critiques, qui jugent les tests obsolètes et leur conception de l’intelligence trop restreinte. « Les tests de QI sont devenus trop datés et insuffisants, leurs résultats et leur échantillonnage ne correspondant plus vraiment aux exigences de l’époque actuelle », affirme Olivier Houdé. Le chercheur est pour sa part convaincu que l’intelligence humaine doit désormais être observée « neuroscientifiquement » et de façon plus dynamique « comme la faculté générale d’adaptation et de progrès de chaque individu, par exemple la capacité à changer de stratégie de raisonnement, à corriger ou inhiber ses erreurs, à se reconfigurer ». Reste désormais à construire de nouveaux tests d’intelligence aussi précis et faciles d’utilisation que le QI…

Pour Franck Ramus et Corentin Gonthier, en tout cas, le QI reste un indicateur pertinent, « dans les conditions et pour l’usage prévus ». Et ils rappellent que, comme tout outil de mesure, ce dernier peut être faillible. Dans les années 1920, le psychologue américain Lewis Terman se lance dans une monumentale « Étude du génie », au cours de laquelle il suit plus d’un millier d’enfants à haut potentiel. Ironiquement, les seuls Prix Nobel de sa cohorte seront Shockley et Alvarez, deux garçons écartés de l’étude à cause de leur QI trop faible ! 

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