À en croire le grand récit apparu au sein des classes moyennes d’Europe dans le sillage de la Révolution, le monde civilisé connaissait alors une transformation graduelle, inégale, mais inéluctable : il passait de l’hégémonie des élites guerrières, avec leurs régimes autoritaires, leurs dogmes cléricaux et leurs castes stratifiées, à une logique de liberté, d’égalité et d’intérêt commercial personnel éclairé. Les classes marchandes du Moyen Âge avaient miné l’ordre ancien féodal comme des termites, en le rongeant par-dessous – des termites, oui, mais bénéfiques. Dans la vision libérale de l’histoire, la pompe et la splendeur des États absolutistes que l’on renversait représentaient les derniers soupirs de l’ordre ancien : il prendrait fin lorsque l’État céderait la place au marché, la foi religieuse à l’explication scientifique, et les ordres et statuts figés des barons et des marquis aux contrats librement conclus entre individus.

Un problème originel dans la vision courante de l’histoire

Pour ce grand récit, l’émergence des bureaucraties modernes a toujours posé un problème. Elles n’y trouvaient pas vraiment leur place. En théorie, tous ces fonctionnaires guindés dans leurs bureaux, avec leurs hiérarchies complexes, ne devaient être que de simples vestiges du féodalisme. Ils allaient vite disparaître comme les armées et le corps des officiers, qui, de l’avis général, ne tarderaient pas à devenir tout aussi superflus. […] Mais cette logique se heurtait à une difficulté flagrante. Partout […], les bureaucrates se faisaient plus nombreux chaque année. S’ils n’étaient que des vestiges, comment expliquer leur multiplication ?

C’est alors qu’apparaît un second stade du raisonnement : il répond, en substance, que la bureaucratie est un vice inhérent au projet démocratique. Son principal champion est l’aristocrate autrichien en exil Ludwig von Mises. Dans son livre de 1944, La Bureaucratie, il soutient que, par définition, les systèmes administratifs d’État ne seront jamais capables d’organiser l’information avec une efficacité approchant, même de loin, celle des mécanismes impersonnels de fixation des prix sur le marché. Mais lorsqu’on a étendu le droit de vote aux perdants du jeu économique, on a suscité, inévitablement, des appels à l’intervention de l’État, des projets idéalistes pour tenter de résoudre les problèmes sociaux par des moyens administratifs. Von Mises le reconnaît bien volontiers : ceux qui préconisent ces solutions ont souvent d’excellentes intentions. Néanmoins, leurs efforts ne peuvent qu’aggraver les choses. Ils finiront en fait, estime-t-il, par détruire la base politique de la démocratie elle-même : les administrateurs des programmes sociaux vont inéluctablement constituer des blocs de pouvoir beaucoup plus influents que les représentants politiques, élus pour gérer l’État, et ils soutiendront des réformes de plus en plus radicales. C’est pourquoi, selon von Mises, les États-providence en voie d’émergence au moment où il écrivait, dans des pays comme la France ou l’Angleterre, sans parler du Danemark ou de la Suède, allaient inévitablement, en une ou deux générations, conduire au fascisme.

Ainsi perçue, l’ascension de la bureaucratie était l’ultime illustration du proverbe : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. » La formulation populaire la plus efficace de ce point de vue est probablement la phrase de Ronald Reagan : « Les neuf mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont : “I’m from the government and I’m here to help” [“Je suis un agent de l’État et je suis là pour vous aider”]. »

Les politiques conçues pour réduire l’ingérence de l’État dans l’économie finissent en réalité par produire plus de réglementations, plus de bureaucrates

Le problème de toute cette construction, c’est qu’elle a très peu de rapport avec ce qui s’est réellement passé. D’abord, historiquement, les marchés ne sont pas nés indépendamment de l’État et contre lui, en tant qu’espaces de liberté autonomes. Bien au contraire. En règle générale, ils ont été soit suscités indirectement par certaines activités de l’État, notamment ses opérations militaires, soit créés directement par des politiques de l’État. C’est vrai au moins depuis l’invention des pièces de monnaie, lesquelles, à l’origine, ont été frappées et diffusées pour assurer le ravitaillement des armées. […] Il en va de même pour les banques centrales modernes : elles ont été initialement fondées pour financer des guerres. Il y a donc un problème originel dans la vision courante de l’histoire. Et il y en a aussi un autre, encore plus frappant. Si l’idée du marché opposé à l’État et indépendant de l’État sert, depuis le xixe siècle au moins, à justifier des politiques économiques de laisser-faire conçues pour réduire le rôle de l’État, celles-ci, en réalité, n’ont jamais eu cet effet. Le libéralisme anglais, par exemple, n’a pas entraîné le dépérissement de la bureaucratie publique, mais exactement le contraire : l’expansion continuelle de tout l’éventail des juristes, greffiers, inspecteurs, notaires et commissaires de police qui ont rendu possible le rêve libéral d’un monde de libres contrats entre individus autonomes. Les faits sont là : il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV.

Les politiques conçues pour réduire l’ingérence de l’État dans l’économie finissent en réalité par produire plus de réglementations, plus de bureaucrates, plus d’interventions policières ! Cet apparent paradoxe s’observe si régulièrement que nous sommes en droit, je pense, de l’élever à la dignité de loi sociologique générale. Je propose de l’appeler la « loi d’airain du libéralisme », et de la formuler ainsi :

Loi d’airain du libéralisme. Toute réforme de marché – toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché – aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État

Bureaucratie, traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla © Les Liens qui libèrent, 2015 

 

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