Un leitmotiv rassembleur caractérise le mouvement de contestation qui secoue le monde agricole français – et plus largement européen – depuis quelques mois : le nécessaire combat contre les normes et la bureaucratie, nationale et européenne. Les slogans visant l’excès et l’inhumanité des réglementations sont efficaces car tout un chacun peut comprendre ce sentiment, qu’il le ressente dans son travail ou dans la vie quotidienne. Le trop-plein de règles, l’inflation de normes et de procédures à respecter, l’omniprésence des indicateurs, de la quantification en général et de toutes ces formalités sont dénoncés aussi à l’hôpital, à l’école et à l’université, dans le monde de la justice… « On marche sur la tête », cette formule que les Jeunes Agriculteurs ont diffusée sur tout le territoire en mettant à l’envers les panneaux d’entrée dans les villes peut être largement reprise pour signifier cette idée de perte de sens et les incohérences auxquelles se heurtent les pratiques professionnelles sous l’effet de cette formalisation généralisée. Les pouvoirs publics l’ont bien compris, qui ont réagi en promettant « simplification » et remise en cause de normes, principalement environnementales. Mais ce slogan est trop facile et efficace pour être honnête… Il cache une situation autrement plus complexe qui doit être interrogée pour comprendre la signification politique de la bureaucratie à l’ère néolibérale.

Les pouvoirs publics s’attaquent aux normes… en proposant d’autres normes

Lorsque l’on dit « bureaucratie » et « normes », de quoi parle-t-on ? Dans les dénonciations, la bureaucratie est par définition publique. Elle est le fait de l’État ou de l’Europe : les normes environnementales pour prendre en compte la montée des préoccupations écologiques par exemple, ou les démarches à remplir pour l’obtention de « primes » et autres subventions ainsi que les procédures liées au suivi de ces aides. Mais cette bureaucratie publique a, depuis des décennies, adopté la forme de techniques venant du privé, au nom de l’efficacité économique et de la modernisation. Appliquées à la fonction publique, ces méthodes ont pris le nom de New Public Management.

Surtout, les normes, les règles, les indicateurs et autres procédures de traçabilité sont également le fait du privé lui-même : les opérations de reporting comptable, le suivi des normes techniques ou des démarches pour être homologué ou accepté dans la chaîne de collecte et de distribution, les règles financières et les documents à fournir pour avoir accès au crédit, le suivi des relations avec les fournisseurs en engrais, pesticides et autres intrants, en bref tous les liens avec l’agro-industrie et le monde financier qui le sous-tend de plus en plus nécessitent aussi de se plier à des formalités chronophages et éloignées de ce qui fait le cœur du métier agricole. Ce qui permet de comprendre ce que sont la bureaucratie et le processus de bureaucratisation à l’ère néolibérale, c’est l’essor de formalités, issues principalement du monde de l’entreprise managériale et financière, liées au développement du capitalisme et, en l’occurrence, à l’industrialisation de l’agriculture, laquelle est un processus de rationalisation, de recherche d’efficacité, de calculabilité et prévisibilité… bref, un processus bureaucratique.

Des règles et des processus qui paraissent souvent désirables

Les normes environnementales ne représentent en effet que la dernière goutte d’une mer de formalités toujours plus poussées qui participent de ce processus : en ne remettant pas en cause le modèle productiviste de l’agriculture française et européenne, ces normes accompagnent ce système et contribuent à sa perpétuation et à sa diversification, sans pour autant s’en prendre aux racines mêmes de ces évolutions problématiques. Et c’est bien pour cette raison que les pouvoirs publics répondent au mécontentement en s’attaquant presque exclusivement à ces normes. Mais il est frappant qu’ils le fassent… en en proposant d’autres ! Ainsi du fameux plan Écophyto : il n’a pas été démantelé mais modifié, les nouveaux indicateurs étant certes moins complexes, mais aussi bien moins appropriés au suivi de l’utilisation effective des pesticides. Comme le disait déjà Max Weber au début du xxe siècle : « Capitalisme et bureaucratie se sont rencontrés et sont devenus inséparables. »

L’accent mis sur les normes et la bureaucratie est cependant ambigu. Il l’est de la part de l’État. Il l’est plus encore de la part des agriculteurs eux-mêmes, qui se trouvent dans une situation contradictoire. Ils dénoncent à juste titre la bureaucratie normative et réglementaire, les « surtranspositions » des directives européennes et l’accumulation de règles disparates et toujours plus détaillées qui remettent en cause leurs conditions de travail sans apporter pour autant une amélioration de leurs conditions de vie, bien au contraire. Mais, dans le même temps, certaines autres de leurs revendications ne peuvent être satisfaites que par une intervention publique accrue et l’édiction de nouvelles normes ou règles. Ainsi en est-il du contrôle des importations pour lutter contre la concurrence déloyale et les effets néfastes des accords de libre-échange ; ou encore de la lutte contre la précarité et d’une application plus rigoureuse de la loi EGalim pour une meilleure rémunération des producteurs.

Ces « incohérences » permettent de comprendre le processus d’inflation bureaucratique et l’extension du domaine de la norme, en agriculture comme ailleurs : les interventions et les formalités répondent aussi à des considérations alimentées par ceux-là mêmes qui sont les premiers à en souffrir. Les « porteurs » de la bureaucratisation ne sont pas seulement les grands acteurs publics ou privés, mais les agriculteurs eux-mêmes, inconsciemment et à leur insu bien sûr, au nom de principes difficilement discutables comme la recherche d’une plus grande justice, à travers une meilleure répartition des revenus, et la demande d’une véritable transparence pour lutter contre la concurrence déloyale de produits ne respectant pas les mêmes normes.

La dimension coercitive et violente du processus de bureaucratisation néolibérale ne peut être niée.

Cette réflexion à partir de la crise agricole actuelle permet de comprendre la bureaucratisation néolibérale comme l’exercice d’une domination. Il ne fait pas de doute que la diffusion de normes, de procédures et, plus généralement, de formalités issues du monde du marché et de l’entreprise managériale constitue l’une des modalités de la contrainte. La diffusion de formalités abstraites du contexte très particulier du management et de la financiarisation à l’ensemble des métiers et de la société, la mise en catégories et en concepts, l’hégémonie d’interprétation sont des déclinaisons supplémentaires et subtiles de cette domination.

La normalisation en est sans doute l’une des figures les plus emblématiques : elle incarne un pouvoir contraignant, elle exerce un contrôle et une discipline accrue par l’usage extensif et proliférant de règles d’encadrement et de procédures indépassables, dans le monde du travail comme dans la société industrielle tout entière puisqu’elle ne s’impose pas seulement aux ouvriers et aux employés, mais aussi bien aux consommateurs, aux clients, aux bénéficiaires, aux financiers, aux prestataires, aux contribuables, aux abonnés ou aux usagers. Le savoir statistique et la quantification permettent des évaluations permanentes des individus, la mise en comparaison non moins systématique des actes individuels, la définition d’objectifs et de standards d’efficacité pour chaque acte. Les principes de traçabilité et de codage, la mise en catégories et en formats sont des dispositifs violents, de même que l’audit qui formalise et individualise l’idée du devoir de rendre des comptes. Cette procédure structure l’action gouvernementale comme l’action économique ou sociale en encadrant la vie des institutions à travers les individus qui les composent. La dimension coercitive et violente du processus de bureaucratisation néolibérale ne peut donc être niée.

Mais, si le pouvoir des normes et toutes ces formalités imprègnent la société dans son ensemble, c’est aussi parce qu’au-delà des contraintes, ces règles et processus peuvent être compris, dans des situations données, comme désirables. Désirables parce qu’ils constituent pour les uns une activité économique et un marché. Désirables parce que, pour d’autres, ils symbolisent la recherche de justice, d’égalité, de transparence et de responsabilité. Désirables parce que, pour d’autres encore, ils permettent d’être dans la normalité, d’accroître la sécurité et la protection, de vivre tranquillement sans se poser sans cesse des questions. Désirables enfin car, associée à la modernité, à la technique émancipatrice, leur dimension coercitive s’invisibilise et n’est pas consciemment ressentie comme telle. 

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