La bureaucratie, en tant que forme d’organisation hiérarchisée dont le personnel est recruté au moyen d’examens attestant qu’il possède les qualifications nécessaires pour l’exercice de ses fonctions, a constitué le moyen de gouverner des empereurs chinois dès le VIIe siècle, comme l’explique Étienne Balazs dans La Bureaucratie céleste (Gallimard, 1968). En Occident, toutefois, c’est seulement dans la première moitié du XVIIIe siècle qu’est créé, en Prusse et au Wurtemberg, un système de fonctionnariat s’apparentant à l’idéal-type de la bureaucratie décrit par Max Weber au début du XXe siècle dans son livre La Domination. Le système mis en place par le « despote éclairé » Frédéric II de Prusse présente plusieurs caractéristiques notables : les agents doivent être titulaires d’un diplôme d’État et sont recrutés en fonction de leur qualification à occuper un emploi sur l’échelle hiérarchique ; le service de l’État leur impose certaines obligations, mais ils bénéficient en retour de droits.

À la même époque, dans des territoires comme la Grande-Bretagne, la France et les colonies britanniques d’Amérique du Nord où l’affirmation de la liberté politique est à l’ordre du jour, l’organisation de l’administration et son personnel ne constituent pas un sujet de réflexion particulier. Dans la mesure où l’administration n’est pas distinguée des structures politiques, elle est contestée comme ces dernières. Rappelons que, pour les sujets ou citoyens des États en question, l’administration s’incarnait essentiellement dans la figure du collecteur d’impôts, qui pouvait tenir son emploi de la faveur du Prince comme en Grande-Bretagne et dans les colonies américaines ou bien de l’achat d’une charge comme en France. Mais plusieurs évolutions vont ouvrir la voie au recrutement de nouveaux agents, qui ne seront plus les serviteurs du roi, mais ceux de la nation ou de l’État. Outre-Manche, le Parlement britannique décide ainsi une réduction drastique du nombre de sinécures pour limiter l’influence royale, tandis que la Révolution française, en août 1789, met fin à la vénalité des charges et affirme à travers la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen l’égal accès de chacun aux places et emplois publics « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

De nouveaux agents qui ne seront plus les serviteurs du roi, mais ceux de la nation ou de l’État

Un peu plus tard, alors qu’il doit faire face à la guerre, le gouvernement révolutionnaire établi le 21 septembre 1792 entreprend de réorganiser l’administration afin d’en rationaliser les structures selon les principes de centralisation et de hiérarchie ; sont également posées des règles concernant notamment les grilles de salaires selon la position hiérarchique des agents. Cette œuvre réformatrice sera poursuivie sous le Directoire et le Premier Empire. En revanche, ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que seront élaborées et progressivement mises en application les procédures permettant de recruter les agents en fonction de leurs « talents ». Tandis que, de l’autre côté de l’Atlantique, dominera pendant longtemps l’idée qu’aucune connaissance ou compétence particulière n’est nécessaire pour accomplir des tâches administratives, la possession d’un diplôme de droit est requise en France pour accéder à certains emplois – la question des savoirs utiles pour exercer des fonctions administratives fera d’ailleurs l’objet d’intenses débats à partir des années 1820. Mais, aussi bien en Grande-Bretagne qu’en France et aux États-Unis, la question du statut des « fonctionnaires » n’est pour l’instant pas posée ; leur recrutement, leur avancement, voire leur éviction, demeurent discrétionnaires, et ils ne bénéficient d’aucune garantie relative au déroulement de leur carrière. Le pouvoir politique, quels que soient les organes qui en sont les détenteurs, garde la main sur les agents. Tant que le droit de suffrage demeure censitaire et donc circonscrit à une part très limitée de la population, ces agents sont d’ailleurs mobilisés par les autorités pour les soutenir dans la compétition électorale.

« L’extension progressive du rôle de l’État contribue à mettre en évidence l’utilité de recruter des fonctionnaires disposant de réelles compétences et aptes à servir l’intérêt général et le bien commun. »

Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, l’élargissement du droit de vote réduit considérablement les possibilités du patronage qui étaient en usage précédemment ; par ailleurs, l’extension progressive du rôle de l’État contribue à mettre en évidence l’utilité de recruter des fonctionnaires disposant de réelles compétences et aptes à servir l’intérêt général et le bien commun. Ce constat implique une généralisation des procédures de recrutement fondées sur le mérite, en lieu et place de la faveur ou de la recommandation. En France et en Grande-Bretagne, le concours ou l’examen s’imposent comme mode d’accès à la fonction publique au tournant du XXe siècle.

La multiplication des tâches incombant à l’État, dont l’action ne se limite plus à ses seules fonctions régaliennes, se traduit, à la même époque, par la création de nouveaux ministères et, partant, par une augmentation du nombre de fonctionnaires. La question de leur statut se pose d’autant plus que le bon fonctionnement de la machine administrative implique aussi que ses agents soient stables. À cette fin, il paraît important de leur offrir la possibilité de faire de véritables carrières au sein de l’administration et de bénéficier de certaines garanties régies par des règles.

De leur côté, les États-Unis se montreront longtemps plus rétifs à une « dépolitisation » du recrutement des agents publics. La guerre de Sécession, lors de laquelle les Américains feront face à l’incurie de leur administration, finira toutefois par les convaincre du caractère indispensable d’un tel changement.

Le processus de réforme qui s’est développé de manière non linéaire en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis a conduit à la professionnalisation de la fonction publique, laquelle permet d’assurer la qualité et la régularité de l’action publique.

Les caractéristiques du système mis en place, plus particulièrement en Grande-Bretagne et en France, peuvent être analysées en se référant au concept wébérien de bureaucratie. Celui-ci désigne un type d’administration soumise au droit, organisée hiérarchiquement, dont les membres sont recrutés par examens ou concours et accomplissent une carrière dans des emplois qui correspondent à leurs qualifications professionnelles. Les fonctionnaires y sont, en outre, astreints à une stricte discipline et agissent sous le contrôle de leurs supérieurs hiérarchiques. Si cet aspect de l’exercice de la fonction n’est pas nouveau, son encadrement par des règles impersonnelles représente désormais une garantie contre le pouvoir discrétionnaire. Selon Max Weber, la bureaucratie revêt un caractère rationnel en raison de son savoir spécialisé – le « savoir du service », sa mémoire en quelque sorte – et de la prévisibilité de son mode d’action, fondé sur le droit. En conséquence, elle constitue aux yeux de cet auteur la forme d’organisation la plus efficace pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés.

Au vu de son action depuis le début du XXe siècle, on peut considérer que la bureaucratie française a rempli son rôle avec régularité et efficacité au service de l’intérêt général, concept qui fédère les fonctionnaires de tous grades et justifie les particularités de leur statut. Les critiques dont la bureaucratie et les fonctionnaires font l’objet depuis les années 1980 en Grande-Bretagne et aux États-Unis, relayées en France un peu plus tard, ont été concomitantes de l’abandon progressif par les gouvernants du Welfare State (ou État providence) dont les bureaucraties avaient été des acteurs essentiels. Aujourd’hui, tout un courant déplore le manque d’efficacité et de rapidité de l’action de l’administration et appelle, pour y remédier, à assouplir les statuts de la fonction publique, jugés trop rigides. Mais derrière ce discours se niche la volonté politique de reprendre le contrôle sur l’accès aux carrières des fonctionnaires et sur leur déroulement. 

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