Choses vues au tabac-presse d’Estagel (Pyrénées-Orientales)

« Un super loto et un EuroMillions pour mon mari. Et pour moi… Ah, moi, je gratte ! Un Cash, trois Black Jack. Et puis deux Solitaire, allez. C’est vendredi 13. » Il est 9 heures. La pièce est petite, bardée de magazines, de goodies du pays catalan, de paquets de cigarettes, de bonbons. La file de clients s’allonge jusque sur le trottoir. Je suis à Estagel, Pyrénées-Orientales, 2 000 habitants, au milieu des collines, à 30 kilomètres au nord de Perpignan. Le tabac-presse Jean-Jaurès tenu par Loïc et Alexis est, en ce jour béni des joueurs, le commerce le plus fréquenté du coin.

J’écoute les commandes. « Un EuroMillions, un Super Loto, un Cash. » « Un Super Loto, deux Astro, un Black Jack, deux Pactole. » Sébastien, la quarantaine, chef de quai pour un transporteur de Rivesaltes, a acheté un Super Loto, un EuroMillions et des jeux à gratter. « 13 millions à gagner ce soir, faudra bien que ça tombe sur quelqu’un ! »

Jean-Michel, 63 ans, a déjà gagné deux fois au Loto, 8 000 et 5 000 euros. Il raconte la petite voix qui lui parle le matin. « Parfois elle te dit vas-y, c’est ton jour de chance. Là, j’ai fait des flashes, on va voir. » Il y a deux écoles : les habitués du « flash », qui laissent l’ordinateur décider au hasard des numéros qu’ils jouent ; et les joueurs qui, au contraire, préfèrent choisir. Ali, 80 ans, vient encaisser 80 euros gagnés au Keno. Il rejoue tout de suite 12 euros, mais repassera plus tard pour le Super Loto du soir. « J’ai pas encore réfléchi. Faut que je prenne le temps de penser aux numéros qui me viendront dans la tête. »

Est-ce que la chance existe ? Est-ce que certains en ont et d’autres pas ? « Moi, je pense que oui », sourit Bernie, 72 ans, ancienne agente immobilière, qui vient de dépenser 45,20 euros. « Dans la vie tout le monde me le dit, que j’ai de la chance. Je fais des paris en ligne, et je gagne aussi. Mon fils, ça le rend fou. Il me dit : “T’y connais rien et tu gagnes !” »

La plupart des clients repartent avec au moins 15 euros d’achats. J’essaie de cerner différents profils. Les occasionnels. Les prudents. Les réguliers-faussement-détachés, qui assurent garder le contrôle. Les joueurs qui plongent dans le jeu sans plus le moindre frein, en souriant de volupté. Louis, 92 ans, fier de n’en paraître que 70, achète France Dimanche et Ici Paris, et se paie en prime un Fétiche avec le chiffre 7, « parce que c’est vendredi 13 » : occasionnel. Nicole, 67 ans, ancienne assistante familiale, est venue jouer pour sa mère, son frère et sa sœur, trois grilles de Super Loto pour 9 euros en tout. « On l’avait jamais fait, on était tous ensemble, on a vu la pub à la télé, on s’est dit : allez ! » Elle n’a même pas pensé à jouer pour elle : occasionnelle.

Émilie, 21 ans, salariée d’une association d’aide aux personnes handicapées, 980 euros par mois, m’épate de sagesse. « On fait ça une fois par mois, avec deux collègues. Chacun achète trois Mots croisés, on les gratte ensemble et on partage les gains. On a déjà gagné deux fois 100 euros. » 

 

Il y a deux écoles : les habitués du « flash » et ceux qui préfèrent choisir

 

D’autres sont plus difficiles à deviner. Faux détachés ? Vrais passionnés ? « Moi, je joue à tout ce qu’il y a : Loto, Loto sportif, Tiercé, grattages », raconte Christian, 75 ans. « L’adrénaline ? Je m’en fous. Je joue pour le pognon. Il y en a qui disent qu’ils jouent pour s’amuser. Moi non. Je joue pour gagner. Et je sais parfaitement me retenir. »

Je le vois qui blague avec Loïc, je lui demande si ça compte, cette dimension de sociabilité. « Vous rigolez ? Regardez les gens. Chacun vient, achète, repart. Quelle sociabilité ? » Christian s’en va, revient, s’en va à nouveau. Au même moment arrive Michèle, la cinquantaine, chapeau à large bord, élégante, regard un peu fuyant. « Moi, je joue qu’au grattage. J’aime pas le Loto. J’ai pas envie d’être avec des millions de gens, je veux que ce soit mon plaisir à moi. » Une demi-heure plus tard, elle revient : elle a gagné 7 euros, rachète illico le même assortiment de grattages, pour 20 euros. « Bon ben, à tout à l’heure », je lui lance en riant. Je ne crois pas si bien dire : une demi-heure plus tard elle est à nouveau là.

Il est 11 heures, la file d’attente s’allonge. Tout le monde se connaît, les blagues fusent. « Ah ben, voilà Christine qui arrive. Christine vas-y, va parler au monsieur. Avec elle vous allez voir, vous avez un cas d’école. Un cas tout court !» Loïc s’échappe le temps d’une cigarette sur le trottoir. Je souffle avec lui. Cela fait à peine deux heures que je suis là, et je suis fourbu comme une boule de Loto après le tirage. Il me raconte la répartition de son chiffre d’affaires : 10 % les journaux, 55 % le tabac, 35 % les jeux.

Christian est de retour. Il a gagné 50 euros, veut racheter des grilles pour le Super Loto. « C’est ce soir qu’il faut que ça gagne ! » On parle des plus gros gains encaissés dans le coin, de ce que coûte le jeu parfois. « C’est toujours pareil, c’est ça le drame. C’est ceux qui ont déjà le moins d’argent qui viennent le dépenser là. Comme pour les corridas et les matchs de foot. » Il est drôle Christian, à parler comme s’il ne passait pas lui aussi ses journées à rêver au jackpot. On est là tous les trois, il fait bon, on est bien. Christian me demande où je prends l’apéro. Ce n’est pas lui qui me disait tout à l’heure que la sociabilité, on s’en foutait ? Je repense à la phrase de Sébastien. « Ce soir faudra bien que ça tombe sur quelqu’un. » Je pense à ce que cette phrase ouvre de vertiges. à ce qu’elle fait miroiter de possibles, même infimes. Je vais jouer moi aussi, tiens. Après tout, c’est vendredi 13.