Je suis arrivée en France dix ans après la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Avec mes parents et mes deux frères (avant que le troisième ne naisse), nous nous sommes installés dans un petit appartement d’une cité de Grenoble et y avons vécu jusqu’en 1994, date à laquelle nous sommes retournés en Algérie, alors en proie au terrorisme du GIA. Je ne garde pas beaucoup de souvenirs de Grenoble mais je me rappelle bien mes camarades de classe car, depuis l’Algérie, j’ai longtemps idéalisé leur quotidien. Je les imaginais tous promis à un grand avenir (puisqu’ils étaient restés en France où il n’y avait pas d’attentats et où les écoles me semblaient fonctionner plus ou moins normalement). Je me rappelle bien Thibault qui était amoureux de moi. Thibault me parlait en cachette, me souriait dans la cour de récréation et m’ignorait à la sortie des classes. Ses parents lui avaient interdit de me fréquenter, ils votaient au Front national. Cela m’était bien égal : moi, j’aimais Gabriel. Il était blond et il était cool, ses parents étaient au Parti socialiste. Je me souviens également que mon père avec sa tête d’arabe se faisait suivre dans les magasins et qu’à ma mère, on demandait souvent si elle était notre nounou. Je me souviens que mon petit frère était tombé dans la mauvaise classe – celle de la maîtresse qui votait FN – et que cela inquiétait beaucoup mes parents.

La colère n’a plus cessé de m’accompagner

Une légende familiale s’est créée autour de notre retour dans ce chaos que furent les années 1990 en Algérie. Qu’il était principalement dû à l’extrême droite. Que nos parents voulaient nous épargner le racisme en France et qu’on grandisse « chez nous ». Quelques mois avant notre retour en Algérie, leurs amis avaient tenté de les dissuader ou du moins de nous laisser, mon grand frère et moi, en France. Mes parents ont refusé, et je crois qu’ils n’ont jamais regretté leur choix.

Mon grand-père maternel a vécu en France lui aussi, ou plutôt, il a été ouvrier dans des usines françaises, car vivre serait un trop grand mot pour dire son quotidien de l’époque. Lorsqu’en 2008, je lui ai annoncé mon intention de revenir en France pour poursuivre mes études universitaires, il m’a demandé d’aller place de Clichy, m’a dit : « Tu sais, les Français sont durs avec nous » et m’a donné un billet.

J’ai haussé les épaules. J’étais très diplômée, je parlais bien français et j’en étais certaine, les choses avaient changé. Depuis l’Algérie, j’avais suivi en 2002 la qualification de Le Pen au second tour, mais j’avais choisi de retenir les manifestations massives contre l’extrême droite plutôt que ce que ce vote déjà signifiait : qu’un jour l’extrême droite serait au pouvoir, ici.

Je suis arrivée en France sous Sarkozy et j’ai manifesté contre la circulaire Guéant sur les étudiants étrangers diplômés (dont je faisais partie). J’ai fêté dehors toute la nuit l’élection de François Hollande, avant de vite perdre toute illusion. J’ai suivi avec intérêt les déclarations du candidat Emmanuel Macron sur l’Algérie et les banlieues, avant là encore de déchanter face au président élu.

Je me suis réveillée encore et encore en écoutant la radio ; des hommes et des femmes français déversaient leur haine sur moi, car au bout d’un moment, il s’agit de personnifier les choses : les musulmans, les étrangers, les Arabes, les Maghrébins, tout cela, c’est moi.

Le drame, c’est que l’extrême droite est déjà au pouvoir

Je suis cette personne dont on parle : beaucoup de femmes de ma famille portent le voile, j’ai eu un jour une OQTF* – cela arrive pour des tas de raisons –, j’ai bénéficié pendant mes études d’aides de l’État pour me soigner et pour me loger, je suis heureuse de pouvoir le rendre depuis dix ans dans une proportion bien plus importante.

D’entendre chaque jour des ministres – Darmanin, Schiappa, Vidal, Blanquer, Attal en tête – déverser leur flot de racisme et d’approximations, en se présentant comme le dernier rempart à l’extrême droite tout en l’incarnant superbement, allant récemment jusqu’à mesurer la longueur des jupes des jeunes filles musulmanes, et cela dans une indifférence quasi générale, a été un véritable cataclysme.

La colère n’a plus cessé de m’accompagner.

En 2019, une pétition réunissant 250 000 signatures et portée par un ensemble d’artistes, de journalistes, etc., demandait officiellement à Emmanuel Macron de faire cesser les violences faites aux musulmans. Il n’y aura aucune réponse.

De cette colère, de ma colère, est née une décision que j’ai longtemps repoussée. En 2018, et après dix ans en France, j’ai fait une demande de naturalisation, considérant qu’il devenait urgent de pouvoir voter, qu’il me fallait impérativement pouvoir glisser un bulletin dans l’urne en 2022. Je dois à Emmanuel Macron et à son gouvernement cette décision. Au premier tour, j’ai voté contre la droite et contre l’extrême droite. Au second tour, et l’âme en peine, j’ai voté pour Emmanuel Macron, non pas pour faire barrage à l’extrême droite mais pour faire barrage à une extrême droite qui me semblait alors encore un peu plus extrême que celle portée par une partie du gouvernement actuel.

Le risque n’est pas que Marine Le Pen soit élue. Le drame, c’est que l’extrême droite est déjà au pouvoir et que seuls les plus fragiles et les étrangers s’en rendent compte.  

* Obligation administrative de quitter le territoire français.

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