La guerre de l’information que se livre chaque camp, depuis le 7 octobre, se déroule également sur le terrain sémantique. « Terrorisme », « génocide », « crimes de guerre », voire « crimes contre l’humanité »… La guerre des mots fait rage. Et même les voies et moyens de l’apaisement font l’objet de controverses : faut-il parler de cessez-le-feu, de pause ou de trêve humanitaire ? Tous ces termes constituent des armes pour combattre l’adversaire, mais la surenchère dans leur emploi traduit quelque chose de plus profond. Si cette bataille sémantique est possible, c’est d’abord parce que nous manquons de mots pour dire l’indicible, l’horreur des crimes, des actes de barbarie, de la violence et de l’atrocité absolues perpétrés le 7 octobre par le Hamas. Cette guerre des mots ne serait peut-être pas si vive si nous pouvions nommer les choses clairement, si nous pouvions faire entrer tel ou tel acte dans telle ou telle catégorie. Et là, les difficultés sont multiples.

« Dans la guerre des mots, les imaginaires comptent d’autant plus qu’ils viennent combler une forme de méconnaissance »

Pensons à la question de la nature du Hamas : il est sur la liste des organisations terroristes établies par l’Union européenne, les États-Unis et Israël, mais, concrètement, il gouverne la bande de Gaza. Il est une organisation terroriste qui s’est imposée par la force face à l’Autorité palestinienne, mais il a tout de même remporté les élections législatives de 2006 tout en se gardant bien d’en organiser de nouvelles depuis. Le Hamas est d’ailleurs reconnu par un certain nombre de pays, dont un membre important de l’Otan, la Turquie. La Suisse ne l’a pas placé sur la liste des organisations terroristes, et d’autres pays ont pris soin de ne faire figurer sur cette liste que la branche armée du Hamas sans y mettre sa branche politique.

Une organisation terroriste qui gouverne, voici un premier défi à une compréhension claire et simple de la situation. Considérer le Hamas comme une organisation administrant un territoire, c’est lui donner un début de légitimité, et pourtant, il n’y a aucun doute : le Hamas est une organisation terroriste, les preuves abondent, depuis les premiers attentats-suicides contre Israël dans la décennie 1990 jusqu’au 7 octobre. Bien sûr, nous disposons d’autres exemples d’États qui ont pu utiliser le terrorisme comme un prolongement de leur politique extérieure : l’Iran, la Libye de Kadhafi ou la Syrie d’Assad, mais les expressions se chevauchent et illustrent la difficile compréhension de ces politiques : terrorisme d’État, États terroristes, États sponsors du terrorisme ?

« Par nature, le terrorisme est un déclencheur de très fortes émotions mais aussi d’occultations. On oublie trop souvent qu’il est l’expression de groupes et de modes opératoires très divers. »

Par-delà les postures politiques, si le mot « terrorisme » n’est pas évident pour tout le monde, c’est le signe que l’opinion française est profondément marquée par le souvenir des attentats de 2015-2016. Pour beaucoup, le terrorisme s’est retrouvé associé, comme par cristallisation, à l’État islamique, éventuellement à Al-Qaïda. Le Hamas est certes islamiste, mais il n’a jamais commis d’attentat en France. Or, par nature, le terrorisme est un déclencheur de très fortes émotions mais aussi d’occultations. On oublie trop souvent qu’il est l’expression de groupes et de modes opératoires très divers. Quand j’évoque dans des conférences le terrorisme corse pour lequel des actions judiciaires sont toujours en cours, je perçois la surprise, voire la réprobation d’interlocuteurs qui n’associent plus ce terme qu’à l’islamisme. L’historien Walter Laqueur rappelait à la fin des années 1970 que tous les terroristes n’étaient pas d’extrême gauche. J’ai relu ce texte récemment : on remplace « extrême gauche » par « islamiste », et c’est d’une actualité incroyable.

Une autre difficulté vient du fait que les massacres du 7 octobre ne ressemblent à rien de ce que nous avons connu en France. Dans l’esprit de beaucoup, la représentation du terrorisme se focalise sur l’attentat à la bombe, même si les modes opératoires récents sont plus variés. Surtout, dans l’imaginaire français contemporain, il est le fait de commandos réduits, voire d’individus isolés, opérant dans la clandestinité. À Gaza, c’est une sorte d’armée, en tout cas une très grande milice, qui est intervenue. Bien loin de nos représentations !

Dans la guerre des mots, les imaginaires comptent d’autant plus qu’ils viennent combler une forme de méconnaissance à l’égard du conflit proche-oriental et de l’histoire du mouvement palestinien. Dès le début des années 1970, pour une partie de la gauche dans le monde, la cause palestinienne a remplacé le soutien au peuple vietnamien. Ce passage de relais s’est traduit notamment par des attentats conjoints – je pense à la tuerie de l’aéroport de Lod en Israël commise par l’Armée rouge japonaise pour le compte du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), une dissidence de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Il faut se souvenir aussi que Jean-Paul Sartre avait refusé de condamner le massacre d’athlètes israéliens pendant les Jeux olympiques de Munich. Le soutien à la cause palestinienne a des racines très anciennes qui méconnaissent la très grande mutation qui s’est opérée entre les générations du Fatah, le plus souvent laïques, parfois chrétiennes, et les jeunes combattants islamistes du Hamas.

« Le recours à ces mots renvoie à la nécessité de convoquer des concepts déjà connus, souvent européo-centrés »

Le caractère terroriste du 7 octobre, c’est-à-dire « l’intention de causer la mort de civils, de non-combattants et d’intimider des populations », ne fait aucun doute. J’ai été particulièrement frappée par la jeunesse des femmes israéliennes prises en otage alors qu’elles participaient à une rave party. Ces images m’ont rappelé les rafles de Daech contre les femmes yézidies.

La surenchère sémantique concerne aussi les qualifications entendues ici ou là de « génocide » ou de « crimes contre l’humanité ». En l’espèce, elles s’appliquent mal, que ce soit dans le cas des massacres perpétrés par le Hamas ou dans celui des bombardements israéliens sur Gaza. Il y a dans la notion de génocide des critères fondamentaux d’ampleur et d’intention d’exterminer. Il me semble que ce terme de « génocide » doit rester réservé aux « crimes ultimes », à la violence paroxystique. On risque sinon de manquer de respect aux victimes des génocides de la Seconde Guerre mondiale, de l’Arménie et du Rwanda, en utilisant ces mots à tort et à travers et en banalisant leur usage. Mais le recours à ces mots renvoie à la nécessité de convoquer des concepts déjà connus, souvent européo-centrés, je pense au terme de « nettoyage ethnique » en lien direct avec l’ex-Yougoslavie, pour évoquer un sujet difficile qui nous effare.

Reste la question des crimes de guerre : c’est une notion juridique qui implique des enquêtes, l’action de la justice pour établir une connaissance des faits que nous n’avons pas encore. Il est bien risqué d’anticiper le résultat de ces enquêtes. En outre, nommer ainsi les événements du 7 octobre, c’est implicitement donner au Hamas le statut dont il se réclame et que beaucoup lui refusent, celui d’une armée. 

« Il importe donc de rester très prudent en utilisant ces termes et de savoir résister à l’emballement sémantique. »

Sur les bombardements de Tsahal, il faut également attendre le résultat d’enquêtes poussées. L’éventuel ciblage de populations civiles peut entrer dans la définition des crimes de guerre. Il faut savoir qu’un débat a eu lieu après la Seconde Guerre mondiale sur l’ampleur des bombardements alliés, notamment sur la ville de Dresde. Certains ont même pu employer l’expression « terrorisme d’État », ce qui nous renvoie au fait que chaque camp affuble toujours l’autre de qualifications infamantes. Quand les frères Clain avaient revendiqué les attentats du 13 novembre au nom de l’État islamique, ils affirmaient : « C’est vous les terroristes, c’est vous qui tuez les musulmans. »

Mais ces enquêtes peuvent être à double tranchant. S’il s’avérait que le Hamas a caché des armes dans des hôpitaux, des écoles, des crèches, s’il a utilisé des civils comme boucliers humains dans les tunnels, s’il a utilisé des lieux civils, censés être neutres, à des fins militaires, les conventions internationales sont très claires à ce sujet : le crime de guerre serait imputable au Hamas et non aux bombardements opérés par Tsahal. Il importe donc de rester très prudent en utilisant ces termes et de savoir résister à l’emballement sémantique.

Les débats sur la qualification terroriste sont infinis. Il est troublant de constater que le père du concept de « génocide », le juriste Raphaël Lempkin, estimait dans les années 1930 que le terrorisme n’était pas un concept juridique. On débattait à l’époque pour savoir si le meurtre du roi Alexandre de Yougoslavie en 1934 à Marseille était un attentat ou un assassinat politique. Les choses, depuis, ont bien changé.  

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER 

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