Je ne suis pas héritière, comme beaucoup de mes compatriotes, d’une double culture franco-marocaine. J’ai grandi dans une famille essentiellement marocaine, en partie espagnole du côté de ma mère, et j’ai fait toutes mes études dans un système anglophone. Et pourtant, il est vrai que j’ai aussi grandi en parlant français à la maison, en même temps que mes langues maternelles, sans voir là quelque chose d’étrange… Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris conscience de la place de la langue française dans ma société, de ce qu’elle pouvait réellement représenter comme privilège pour certains, et comme frein pour d’autres. Des clivages qu’elle créait, du ressenti qu’elle nourrissait quand on sentait qu’elle pouvait nous léser, nous mettre en situation de désavantage par rapport à ceux qui y avaient eu accès à travers leur éducation. Dans le film Razzia, que j’ai coécrit avec mon mari Nabil Ayouch, il est justement question, entre autres, de la langue française et de ce qu’elle représente pour toute une génération. Fâchée qu’elle soit réservée aux élites et qu’elle représente dans certains domaines le seul ascenseur social, une grande partie de la jeunesse a décidé de prendre son destin en main en allant vers d’autres langues, telles que l’anglais, pour rompre cette dépendance et créer d’autres équilibres. D’une certaine manière, cette jeunesse impose de nouvelles normes, notamment grâce à la musique et au cinéma.

La culture ne devrait aucunement subir les conséquences des dissensions politiques ou des programmes électoraux.

La France a longtemps été un partenaire culturel privilégié, et les liens entre les artistes marocains et ce pays remontent loin. Cette coopération culturelle est bien enracinée dans l’imaginaire collectif marocain. Mais là aussi, aujourd’hui, les choses sont en train de changer, notamment avec l’apparition de nouveaux partenaires comme les pays du Golfe ou d’autres pays européens. Ces derniers investissent dans les industries culturelles et créatives au Maroc, ouvrant d’autres horizons et offrant de nouveaux débouchés aux artistes. La relation particulière entre la France et le Maroc devient en un sens moins exclusive, plus ouverte. Et les événements récents ont contribué à fragiliser ce lien. J’ai été très affligée par le refus de visa auquel se sont heurtés nombre d’artistes marocains souhaitant se produire en France depuis le début de cette période de « froid ». La culture ne devrait aucunement subir les conséquences des dissensions politiques ou des programmes électoraux, pas plus qu’on ne devrait entraver la libre circulation des artistes et des idées. Il est plus que jamais indispensable de protéger et de favoriser les échanges culturels entre les pays, tant la culture a un rôle crucial à jouer.

Même a posteriori nous continuons à avoir en partage ce grand ensemble géographique.

Malgré les tensions de ces dernières années, le lien entre les deux pays est en effet resté fort car il n’existe pas seulement à travers la politique, ou plutôt les politiques. C’est un lien ancré dans quelque chose de bien plus profond : des hommes et des femmes qui se sont côtoyés, qui ont partagé une histoire, un vécu. Même a posteriori nous continuons à avoir en partage ce grand ensemble géographique, tout en ayant des différences qui nous caractérisent. Et la culture peut certainement servir de pont là où les relations sont plus conflictuelles, plus tendues aux niveaux politique et économique. Encore faut-il pour cela un désir de comprendre l’essence de ces liens et saisir la nécessité de leur évolution. Cette remise en question est le propre de toute relation qui souhaite évoluer de manière positive.  

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