Menaces réelles et propagées

L’angoisse née de l’invasion de l’Ukraine et de la menace nucléaire réactivée constitue un contexte inédit. Le Kremlin a bafoué le principe du « plus jamais ça » qui est, depuis 1945, le fondement de la paix en Europe, bâtie sur un patient processus de réconciliation entre sociétés et pays voisins ; la référence franco-allemande a été étendue après 1991 à la relation germano-polonaise puis polono-ukrainienne. Rien de tel n’est possible avec les élites russes qui n’ont jamais réalisé d’examen critique de leur passé stalinien et soviétique ; elles ont, à l’inverse, arrêté les activités de l’association russe de défense des droits de l’homme Mémorial peu avant le 24 février 2022 et n’ont jamais déclaré qu’elles excluaient le recours à la guerre.  Comme si cette posture ne suffisait pas, la menace nucléaire est brandie en permanence par le Kremlin, dans un contexte de revers militaires de l’armée russe. Dès le début de la guerre d’Ukraine, l’adjectif « nucléaire » plane, d’abord à propos de l’annexion des centrales civiles, puis dans sa dimension militaire elle-même. Dans les crises les plus graves, les mots précèdent les passages à l’acte. L’art de la propagande en direction des peuples est une pratique constante depuis Staline. S’agit-il d’une menace stratégique directe, qui trouve sa limite dans l’existence de puissances elles aussi nucléaires en face (la France, le Royaume Uni et les États-Unis) et des garanties fournies aux alliés de l’Otan ? Paris, Londres et Washington ont su le rappeler avec le sang-froid qui s’impose. L’objectif premier du Kremlin est de tenter d’influencer les opinions publiques des pays démocratiques qui sont engagés dans un soutien déterminé – et déterminant – à l’effort de guerre des Ukrainiens. 

La machine de propagande russe exploite moins les faiblesses des sociétés démocratiques que leur ouverture, leur transparence et leur liberté d’expression. Si les mensonges les plus grossiers – du type : « Il n’y a pas de guerre en Ukraine » – peuvent être récusés par l’opinion publique, les peurs sont délibérément entretenues. Ainsi vient-on de découvrir une nouvelle filière migratoire, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, suivie par des migrants venus de pays non recensés auparavant d’Afrique subsaharienne et dotés de visas russes récents, qui ont transité par Moscou, puis ont été guidés vers la Pologne par les gardes-frontières biélorusses, comme le montre un article de Jakub Iwaniuk paru dans Le Monde du 29 octobre 2022). L’objectif est bien de créer une nouvelle crise migratoire. C’est d’ailleurs l’une des motivations de la présence accrue des diplomates russes en Afrique. Elle réactive la place – réelle et imaginée – de l’immigration dans le jeu politique interne des pays européens, afin de déstabiliser les formations politiques au pouvoir, alors même que cet enjeu avait précédemment été atténué par les fermetures des frontières lors de la pandémie. On vient de le constater en Suède et en Italie, à ceci près que le gouvernement conservateur italien a réaffirmé son alignement sur Washington et son choix pro-européen. 

Expliquant la remarquable résistance ukrainienne, le général Burkhard insiste désormais sur le rôle des forces morale

Une autre cible de l’ingérence russe est l’infrastructure critique de nos pays connectés – gazoducs, oléoducs, câbles sous-­marins, ports, satellites – et nos services – réseaux électriques, hôpitaux, grands magasins, voies ferrées. Les auteurs des attaques variées perpétrées récemment sont en cours d’identification ; il s’agit de groupes criminels russes. La cybersécurité devient une priorité, pour durcir les systèmes d’information, ainsi que la sûreté des chaînes d’approvisionnement. Là encore, l’intention est de tenter d’élever le coût politique d’un soutien durable à l’Ukraine. Enfin, face à ce qu’il a déclenché, le Kremlin tient à faire croire qu’il est le seul à vouloir négocier et que c’est l’adversaire, désormais « satanisé », qui écarte un retour à la paix. Des articles signalant que la diplomatie n’est pas un vilain mot commencent à circuler, y compris dans les milieux du Parti ­républicain américain. Il faudrait revenir à la table des négociations, siffler la fin de la partie, afin que l’agresseur se voie reconnaître le bénéfice de son agression. L’hiver venant, avec son cortège de contraintes, aiguisées par l’inflation, et les échéances électorales approchant aux États-Unis, perce le risque d’une politique rappelant celle de l’Appeasement (la traduction française – « apaisement » – est faible), qui fut la ligne de la politique étrangère britannique à l’égard d’Hitler de 1933 à 1939. Cette politique a débouché sur le seul épisode de négociation jamais menée avec lui, connu sous le nom funeste des accords de Munich (30 septembre 1938).  On s’en souvient encore en Europe centrale. Depuis son bureau du 10 Downing Street, Neville Chamberlain, ardent promoteur de l’« Apaisement » auquel Churchill, bien seul, s’opposait, n’hésita pas à déclarer : « Je crois que c’est la paix pour notre époque. » Quelques mois plus tard, la Tchécoslovaquie était démembrée. Le président du Conseil français, Édouard Daladier, fut plus lucide. Devant la foule massée au Bourget, qui le remerciait d’avoir sauvé la paix, il ne put s’empêcher de dire au secrétaire général du Quai d’Orsay : « Ah les cons ! S’ils savaient. » Il serait judicieux de garder cet échec à l’esprit dans les mois qui viennent, face à la tentation d’un repli diplomatique en forme d’apaisement.

 

Quelles réponses sociétales ?

Le monde est dangereux, et les Français le savent, pour 89 % des sondés : la crainte est générale et généralisée, selon Milan Sen (10e vague de l’enquête « Fractures françaises », sous la direction de la Fondation Jean-Jaurès, 2 octobre 2022), qui pointe la question qui s’impose : les Français sont-ils prêts à mourir pour leurs valeurs ? La réponse est positive à 52 % ; elle est de 64 % pour ceux qui disent s’intéresser beaucoup à la politique et de 61 % chez les moins de 35 ans. Les retraités réputés plus sensibles aux récits des guerres passées sont moins engagés sur ce plan que leurs descendants. Le tragique de l’histoire est donc présent dans l’esprit des Français. C’est une bonne nouvelle. L’enquête citée souligne à la fois un attachement des Français à la construction européenne et une insatisfaction sur sa mise en œuvre. La guerre d’Ukraine a confirmé un réel sentiment d’appartenance à une Europe démocratique menacée par une autocratie. La conscience de la réalité d’une frontière de morale et de civilisation entre Europe, Ukraine incluse, et Russie est désormais bien ancrée. 

Pour leur part, les armées ont déjà tiré les leçons du durcissement du monde et du retour de la guerre en Europe. « Ce que nous apprend la guerre en Ukraine, c’est que nous avons changé d’époque, d’échelle et d’enjeux. Chacun doit faire le nécessaire pour s’y préparer. Le moment venu, nous n’aurons pas le droit de ne pas être au rendez-vous », déclarait le chef d’état-major des armées, le général d’armée Thierry Burkhard dans son ordre du jour no 13 lors d’une prise d’armes à Paris le 22 avril 2022. Il plaidait depuis longtemps pour que les armées se préparent mieux à affronter des conflits dits de haute intensité, et l’agression russe sur le sol européen lui a donné raison. Mais, expliquant la remarquable résistance ukrainienne, celle des combattants et de la société, il insiste désormais sur le rôle des forces morales, qui désignent la capacité psychologique à affronter et à surmonter l’adversité, entretenue par des qualités ou des vertus comme le courage, la solidarité, la discipline et la disposition à consentir des sacrifices pour le bien commun. Courage et volonté se construisent dans la durée et ne se décrètent pas le jour où survient le conflit.  Face à un extérieur perçu comme menaçant, la tentation d’un repli sur un dedans protecteur – celui de l’espace privé, intime, familial et amical – est bien réelle. Outre les évolutions liées aux choix de vie de la génération des milléniaux, la pandémie et le télétravail ont sans aucun doute conduit à une réévaluation de l’allocation du temps entre travail, famille et vie privée. Le sens du travail comme vecteur d’émancipation est interrogé. Face aux incertitudes du monde, la famille et le privé, la culture et la nature peuvent apporter une forme de consolation. Le risque est peut-être de s’enfermer dans un refus du monde, qui caractérise les sociétés privées de toute confrontation avec l’altérité. Et de négliger le politique, qui instaure un espace commun ne niant pas les différences. 

Relisons ici Hannah Arendt : « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes. Il n’y a de liberté que dans l’espace intermédiaire propre à la politique », écrit la philosophe dans le recueil posthume Qu’est-ce que la politique ? (Seuil, 1995). Les images et les voix de la guerre d’Ukraine interdisent un repli complet sur le dedans, car cet extérieur menaçant est en partie le nôtre, nous citoyens devenus spectateurs engagés. La géographie le rappelle : on meurt en Europe pour défendre la patrie. Le double enjeu le signale : une nation en émancipation contre un empire en déclin, la liberté contre l’autocratie. 

La réhabilitation de la notion de bien commun est donc à l’opposé du mouvement généralisé de l’illusoire repli sur soi. Comme si l’on pouvait affronter seul ou en famille, avec son smartphone, les défis de la pandémie et du changement de climat, des aléas économiques et de la transition énergétique. Ce repli sur soi peut déboucher en définitive sur le transfert de son destin aux mouvements populistes, comme on le voit dans un pays comme la Suède, qui est pourtant un modèle achevé d’État-providence. À l’échelle européenne, les tensions favorisent le réveil de courants de repli national. La France n’est pas épargnée.

Ces préoccupations commencent à irriguer les lieux de grands débats publics, dont les thèmes retenus pour l’année 2023 semblent converger : « Urgences » au prochain Festival international de géographie de Saint-Dié- des-Vosges, « Les vivants et les morts » aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, les « Peurs » aux Entretiens d’Auxerre du Cercle Condorcet. On ne voit rien de tel dans les milieux académiques, au contraire. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !