Le titre du livre de la philosophe américaine Susan Neiman, paru aux États-Unis il y a neuf mois, résume son sujet : Left is Not Woke – « La gauche, ce n’est pas être woke ». L’ouvrage est le premier à critiquer le wokisme aussi bien sur le fond que par rapport à certaines dérives. La mouvance woke jouit d’une notoriété considérable aux États-Unis : 76 % des Américains disent connaître le terme en avril 2023. Neiman, à 68 ans, est une vétérane de la gauche américaine, critique patentée de l’impérialisme étatsunien et du racisme qui domine la société américaine depuis ses débuts. Or, elle fustige la tendance du wokisme à essentialiser les identités (de race, de genre, etc.) au détriment de l’universalisme. « Sans universalisme, écrit-elle, il n’y a pas d’argument contre le racisme. Il n’y a que des tribus qui se font concurrence pour le pouvoir. »

Retour de bâton pour une idéologie typiquement américaine qui s’affiche, à sa naissance, comme émancipatrice ? Le wokisme est né et a prospéré aux États-Unis, un pays où la culture de la société est profondément imprégnée d’ethnicisme, l’appartenance au groupe « ethno-racial », comme on dit aujourd’hui, y détenant toujours une place prépondérante. Le racisme, tout particulièrement à l’encontre des Noirs, y reste important. Apparu dans les années 1930, le terme woke (du verbe to wake), issu de l’argot des ghettos et utilisé pour « éveiller » la conscience des Noirs, connaît un regain dans les années 2000 et s’impose réellement dans la décennie suivante, explosant à l’été 2014 après les assassinats successifs de deux Afro-Américains, Eric Garner et Michael Brown, par des policiers blancs. Les mots de Garner, chuchotant : « Je n’arrive plus à respirer » sous l’étranglement du policier indifférent, suscitent un émoi considérable. Né l’année précédente, le mouvement Black Lives Matter (« La vie des Noirs compte ») prend alors un immense essor, au-delà des seuls Afro-Américains, et popularise l’expression « stay woke » – « restez éveillés », dans le sens de concernés.

La gauche se demande si la radicalité est utile au camp progressiste

Le « wokisme » devient bientôt un mot d’usage politique commun. Du combat spécifique des Noirs pour l’accès à l’égalité et l’éradication du racisme, il s’élargit à la lutte contre le « privilège blanc », l’expression incarnant les mille et une manières politiques, sociales, économiques, par lesquelles les Wasp (les Blancs anglo-saxons protestants) préservent leur domination sur la société : les Noirs mais aussi les femmes, les pauvres, les non-Blancs, etc. Il englobe désormais toute une mouvance mobilisée autour des enjeux de discriminations et d’injustices raciales et ethniques, sexuelles et sociales, etc. Chacun défend la cause de son « identité » singulière (Noirs, femmes, immigrés, LGBT…) en se retrouvant parfois sur un terrain commun avec les autres minorités, d’autres fois non.

Le wokisme s’impose en particulier dans les milieux universitaires où de nouvelles expressions fleurissent, comme la « théorie critique de la race », et aussi de nouvelles revendications, comme la nécessité de « dédommager » les victimes des discriminations historiques, les Noirs au premier chef. En 2017, le mot woke entre dans l’Oxford English Dictionnary, la bible de la langue anglaise. Bientôt, il commence à être accommodé aux sauces les plus diverses et devient le terme favori des conservateurs pour dénigrer tout adversaire.

À droite, l’anti-wokisme s’apparente au maccarthysme des années 1950

Être woke, dira Donald Trump, c’est vouloir détruire l’American way of life, le mode de vie américain. « La gauche radicale tente de remplacer la démocratie américaine par la tyrannie woke », ajoutera-t-il. « Pour les conservateurs américains, le wokisme est une idéologie extrémiste et nuisible qui, en prenant outrancièrement le parti des femmes et des minorités, est vécue comme oppressive envers la culture traditionnelle des États-Unis », explique l’analyste politique Ed Kilgore.

On est là dans une position où l’« anti-wokisme » s’apparente à ce qu’a pu être le maccarthysme dans les années 1950, le wokisme remplaçant le communisme comme menace mettant en péril la cohésion des États-Unis.

Sénateur républicain du Texas et membre de la frange la plus droitière du parti, Ted Cruz usera du mot « woke » pour stigmatiser les médias qui lui déplaisent, la CIA, l’armée américaine, Hollywood, la société Starbucks et même… le baseball – le sport des Blancs américains par excellence, dans lequel on trouve désormais beaucoup de Noirs.

En avril 2022, le gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis, signe une loi connue sous le surnom de « Stop WOKE Act » (loi pour arrêter le wokisme). Son objectif explicite est, entre autres, d’interdire ce qui est perçu par les conservateurs comme un racisme à rebours, en empêchant, par exemple, un enseignement de dénigrer l’attitude passée des Blancs. 

Deux questions se posent aujourd’hui : quel est l’impact réel du wokisme ? et quel est son avenir ? Selon une étude diffusée par la chaîne NBC, en avril 2023, 50 % des Américains plaident toujours en faveur « d’un plus grand respect des valeurs morales et sociales traditionnelles », mais seuls 42 % soutiennent la nécessité « d’encourager une plus grande tolérance envers les personnes ayant d’autres cadres et modes de vie ». Selon les auteurs de l’étude, les divisions culturelles au sein de la population concernant « le racisme, l’acceptation des personnes LGBTQ, le terme woke lui-même » montrent des Américains « profondément divisés sur ces questions en fonction de leurs affiliations politiques, mais aussi de leur ethnicité et de leur catégorie d’âge ».

Mais d’autres regards contredisent cette vision. Ainsi, en février 2022, Tyler Cowen, éminent chroniqueur de l’agence Bloomberg, pronostique que « le wokisme entame son déclin » comme mouvement d’idées, mais que son impact restera durable sur la société. Au même moment, sous le titre « Le wokisme a passé son pic », le journal USA Today publie les résultats paradoxaux d’un gros sondage : 56 % des sondés l’assimilent à une prise de conscience bénéfique des injustices, contre 39 % qui affirment le contraire.

Et trois tendances notoires en émergent : s’il soude la mouvance trumpienne, l’anti-wokisme est fortement rejeté par le reste de l’opinion, ce qui pourrait compliquer la campagne présidentielle républicaine. Car l’opinion est massivement d’accord (72 % contre 26 %) sur la nécessité d’enseigner aux enfants les effets durables de l’esclavage. Mais elle n’adhère pas à la « théorie critique de la race », l’idée que le racisme aux États-Unis impacte encore de nos jours le corps social et les institutions américaines (la police et la justice, par exemple). Enfin, la position envers l’« écriture inclusive » suscite des divergences importantes entre ceux qui acceptent le principe des modifications du langage à partir de critères de genre, et ceux qui y voient une « police de la parole ». Chez les démocrates et ceux qui s’en sentent proches, on s’interroge sur l’usage même du terme « woke » qui aurait perdu tout sens, tant on lui attribue de significations diverses et parfois divergentes. Et la radicalité du wokisme est mise en question : est-elle utile ou néfaste à la cause progressiste ?

C’est au fond l’interrogation que pose Susan Neiman. L’ex-président Barack Obama, dans plusieurs interventions publiques, avait déjà fustigé la propension de la partie la plus activiste de la jeunesse progressiste à imposer une forme de pureté doctrinale et comportementale et d’exclusion systématique des mal-pensants : ce que l’on appelle la cancel culture – la culture du « rejet » des mots ou des œuvres jugés indignes ou insultants. « Une chose m’inquiète chez les progressistes aux États-Unis, disait Obama en avril 2019, c’est une certaine rigidité : tirer sur notre allié parce qu’il dévie légèrement de l’approche considérée comme idéologiquement pure. » Cette attitude, jugeait-il, est néfaste aux causes progressistes. D’ailleurs, l’aspiration à la pureté doctrinale, qui tourne parfois à la censure de la parole ou à l’intimidation, semble aussi régresser (lentement) sur les campus aujourd’hui. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !