1. Vincent Bolloré est à la tête d’un réseau complexe de holdings qui détient une grande partie de la Financière de l’Odet, contrôlant elle-même 64 % du groupe Bolloré.

2. Avec 27 % de participations, le groupe Bolloré est 

l’actionnaire principal de Vivendi, qui contrôle :

– le groupe Canal+ : Canal+, CNews, CStar, C8, StudioCanal…

– Editis : Nathan, Bordas, Le Cherche Midi, Robert Laffont, Julliard, Plon…

– Prisma Media : Télé-Loisirs, Voici, Femme actuelle, Capital, Gala…

Vivendi est le premier actionnaire du groupe Lagardère (Europe 1, RFM, Virgin Radio…) avec 27 % du capital et 22 % des droits de vote. Le sort de Paris Match, du JDD et des éditions Hachette n’a pas encore été décidé.

Vivendi est également actif en Italie, avec une participation de 24 % au capital de Telecom Italia, et en Espagne, avec 9,9 % de Prisa, un groupe de presse qui possède notamment le groupe El Pais et 20 % du groupe Le Monde.

3. Blue Solutions : conception et création de batteries lithium métal polymère pour véhicules hybrides comme les Autolib’, les Bluebus ou les Bluetram.

Bluestorage : entreprise de stockage d’énergie.

Blue Systems : ensemble d’entreprises de services et de production dans les domaines de la haute technologie, du conseil et de la mobilité intelligente (« smart mobility »).

4. À travers la Socfin, dont il est actionnaire à 39 %, et plusieurs autres sociétés, le groupe Bolloré exploite environ 200 000 hectares de plantations d’hévéas et de palmiers à huile en Afrique et en Asie.

Allumez votre radio sur Europe 1 et il est là. Zappez de Canal+ à CNews et il est là. Attrapez distraitement le journal gratuit qu’on vous tend dans la rue et il est là. Allez au cinéma et il est là. Regardez une pub et il est là. Écoutez Johnny Hallyday, écoutez U2 et il est encore là. Ouvrez Voici et le voilà : Vincent Bolloré. Jamais en France un homme d’affaires n’a eu un tel accès à nos temps de cerveau. Il faut passer les frontières, aller voir Silvio Berlusconi en Italie ou Rupert Murdoch dans les pays anglo-saxons pour trouver des tycoons des médias de ce calibre-là. Mais avec une différence de taille, énorme : Vincent Bolloré, lui, se tait. Il avance en silence, avale sans rien dire, contrôle à distance. Mais quand il parle, il dit les choses, net et sans bavure. « Nous sommes des activistes », lâchait-il ainsi dans le secret d’une réunion avec les plus hauts cadres de Canal+ en septembre 2015 en prenant le contrôle du groupe. Manière de dire qu’il ne serait pas un actionnaire dormant, ronflant à l’écart en attendant les dividendes. Mais six ans plus tard, alors que s’ouvre une année présidentielle, l’activisme de Vincent Bolloré a pris un nouveau tour, un tour idéologique porté par une machine de guerre médiatique.

Il a, sur les cendres d’i-Télé, bâti CNews, vitrine et chambre d’écho d’une droite réactionnaire – au mieux –, le plus souvent extrême, incarnée par un délinquant multirécidiviste, condamné trois fois, dont nombre des saillies sur l’antenne lui valent des poursuites, des amendes du Conseil supérieur de l’audiovisuel – on parle d’Éric Zemmour. Il a pris le pouvoir à Europe 1, où il applique les mêmes recettes, exportant à la radio les visages emblématiques de CNews. Au printemps dernier, il a pris le contrôle de Prisma Media, le premier groupe de presse magazine en France – Voici, Capital, Femme actuelle, Télé-Loisirs… – qui se vante d’être chaque mois « en contact » avec « plus de 42 millions de Français ». Il y a les 8,9 millions d’abonnés revendiqués à Canal+, les 2,3 millions d’auditeurs quotidiens d’Europe 1, le million de téléspectateurs qu’atteint régulièrement l’émission de Zemmour sur CNews ou encore les téléspectateurs de C8 (2,1 % de part d’audience, selon Médiamétrie). Dans sept mois, il faudra élire un président de la République ; l’empire de Vincent Bolloré se rendra aux urnes.

Peu importe le nom du journal, pourvu que Vincent Bolloré ait la laisse. Et qu’elle soit courte : chacune des unes est validée par le proprio en personne

La scène se passe le 6 juin 2006 au pavillon d’Armenonville, un ancien relais de chasse du bois de Boulogne que les âmes bien nées peuvent privatiser pour s’épouser en toute quiétude. Ce jour-là se marient Chloé Bouygues, nièce de Martin, et Yannick Bolloré, fils de Vincent. Le père est là ; l’oncle non : il est fâché. « Vincent Bolloré s’est comporté comme un voyou. Il m’a roulé, trompé, humilié. Je n’oublierai jamais », déclarait en 2003 Martin Bouygues à Challenges et sur un ton auquel le capitalisme français n’est pas habitué. Car c’est sur son dos et sur celui de sa fructueuse TF1, que Vincent Bolloré a tenté, en 1998, un raid bien à sa manière (c’est ainsi qu’il a fait le plus gros de sa fortune en mettant petit à petit la main sur la banque Rivaud en 1996) : il achète des actions Bouygues en bourse, de plus en plus, et tente, façon coucou, de faire sa loi dans le groupe. Il s’en fera éjecter moyennant 300 millions d’euros, signant là l’échec de sa toute première tentative pour entrer dans le chatoyant monde des médias. 

La deuxième sera la bonne. D’abord avec Havas, l’une des plus grosses agences de pub au monde : il débarque dans les médias en prenant le contrôle de la main qui les nourrit, la publicité. Habile. La conquête est spectaculaire, qui voit Vincent Bolloré croquer progressivement 22 % d’Havas et, en 2005, retourner l’assemblée générale des actionnaires et entrer avec ses hommes au conseil d’administration. « Ce n’est pas le loup ni Dark Vador », annonce-t-il en se levant pour monter sur scène. Non, c’est les deux à la fois. À la même période, Vincent Bolloré a été à deux doigts d’un coup d’éclat : racheter Libération. Son idée était simplissime : fournir en contenus journalistiques la grille de Direct 8, la chaîne de télé qu’il s’apprêtait alors à lancer. Toute la journée, des caméras installées dans les locaux de Libération auraient filmé tel ou tel journaliste venant, en direct, délivrer son expertise. L’affaire a vite capoté, mais on n’arrête pas un Vincent Bolloré lancé au galop…

Et le 31 mars 2005, c’est en personne qu’il inaugure Direct 8 en direct – c’est alors le concept – depuis la tour Bolloré à Puteaux, le siège de son groupe. Il a mis le pied dans la porte de la TNT qui voit, pour la première fois depuis vingt ans, s’ouvrir un paysage audiovisuel français cadenassé. Entre incidents techniques réguliers à l’antenne et mascotte de la chaîne – un poulet géant baptisé Tuih-Tuih (pour huit à l’envers) dans lequel transpire un intermittent du spectacle –, le résultat de cette télé de patronage est risible. Déjà, pourtant, Vincent Bolloré pose ses jalons : plus d’un an avant le lancement de Direct 8, ce fervent catholique a missionné son confesseur personnel, l’abbé Gabriel Grimaud, pour qu’il conçoive une émission religieuse, et recruté lui-même la troupe de ce qui deviendra, sept années durant, Dieu merci !.

Une télé et bientôt un quotidien. Faute d’avoir pu racheter Libération, l’homme d’affaires a créé son propre journal gratuit en 2007 : Matin Plus. Au fil de la conquête médiatique menée par Vincent Bolloré, le canard change plusieurs fois de nom : Direct Matin, pour l’adosser à Direct 8, puis CNews Matin, quand il l’acoquine en 2017 à la chaîne d’info de Canal+, et enfin CNews tout court, adoptant jusqu’au logo, et aux locaux, de la chaîne qui, rappelons-le, ne lui appartient pas directement.

Peu importe le nom du journal, pourvu que Vincent Bolloré ait la laisse. Et qu’elle soit courte : chacune des unes est validée par le proprio en personne, transmise par le patron, un certain Serge Nedjar, ancien directeur de la régie publicitaire du Matin de Paris et de VSD passé à la tête de celle du groupe Bolloré et que l’on retrouvera bientôt au sommet de CNews. Sarkozyste sous Sarkozy, Hidalgiste sous Hidalgo. Normal : dans la conception qu’a Vincent Bolloré du journalisme, on caresse dans le sens du poil celle qui signe le contrat d’Autolib’, les voitures électriques lancées par le groupe dans la capitale. Mais avant de rouler pour untel ou unetelle, la presse de Bolloré roule pour Bolloré, promouvant ses activités diverses et variées, huile de palme et émissions de Canal+ incluses. Le Monde, qui détient à l’époque 30 % de son gratuit dont il assure l’impression, l’apprend à ses dépens en 2009 : un de ses articles, paru dans le journal de Bolloré, est censuré. Il raconte le trafic de données pratiquées par la RATP. Or non seulement le métro parisien a accordé une exclusivité de distribution de Matin Plus dans ses stations, mais en plus la technologie mise en cause est conçue chez Bolloré. Business is business. Le directeur de la publication du 1, Éric Fottorino, sait bien la façon dont Bolloré considère la presse pour l’avoir vécue en première ligne, quand il dirigeait Le Monde. Celui qui est alors président de la République, Nicolas Sarkozy, ne cache pas son mécontentement quant au traitement du quotidien du soir à son endroit ; voilà que, en guise de représailles, Vincent Bolloré, proche, tout proche de Sarkozy (au point de lui prêter son yacht, le Paloma, pour se remettre de sa campagne de 2007), décide ne plus imprimer son gratuit sur les rotatives du Monde, mettant le groupe dans une panade industrielle… Mais ce n’est qu’un avant-goût de la façon dont va désormais se comporter Vincent Bolloré dans les médias.

La scène se passe le 3 septembre 2015, dans l’auditorium de Canal+ à Issy-les-Moulineaux. La voix est à la fois nasillarde et brutale, elle enveloppe pour mieux briser. Par moments, elle se teinte d’ironie : « J’espère que vous avez quand même pu passer un bon été, que vous n’avez pas eu trop peur des purges possibles. » Ce jour-là, à Canal+, Vincent Bolloré parle – et les enregistrements sont à écouter sur Les Jours qui les a dévoilés. C’est la troisième fois de la journée qu’il s’exprime. Ça a commencé à 8 h 30, par un comité d’entreprise où il a eu ces paroles, à graver au frontispice de tous les médias qu’il possède : « La terreur fait bouger les gens. » Ça s’est poursuivi par un conseil de surveillance qui lui a donné les pleins pouvoirs. Nous en sommes à un comité de management avec une centaine des plus hauts cadres du groupe. Le tiers va être viré en direct, une scène d’une violence inouïe, une des premières, pas la dernière. Ce jour-là, cette violence est enveloppée dans un folklore tout bolloréen, l’assistance a droit à ses aïeux, de « hardis marins bretons », et aux « paotred dispount » pour décrire les hommes de chez Vivendi – « les gars qui n’ont pas peur », en breizhou dans le texte. La scène est minutieusement scénarisée, chaque mot est pesé pour briser, et asseoir son pouvoir. 

Il faut dire que Vincent Bolloré sait prendre son temps pour attraper sa proie et lui sectionner la jugulaire. Avec Canal+, il aura attendu quatre ans. Quatre ans entre le rachat de Direct 8 par Canal+ et sa prise de pouvoir sur le groupe. C’est l’ironie de l’affaire : Canal+ pensait bouffer Bolloré ; c’est Bolloré qui dévorera Canal+. Le rachat de Direct 8 en 2011 se fait par échange d’actions et Vincent Bolloré commence à monter, monter, monter chez Vivendi, la maison mère de Canal+, monter jusqu’à avaler Canal+ de l’intérieur. C’est la méthode Bolloré : il l’a fait avec Havas, il l’a fait avec Canal+, il le refera avec Europe 1 en 2021.

Face aux jeunes loups de Canal+ qui avaient prétendu lui montrer comment faire de la télé en transformant la citrouille Direct 8 en carrosse D8, Vincent Bolloré tient sa revanche. Il a commencé par dégommer Rodolphe Belmer, le numéro 2, puis Bertrand Méheut, le numéro 1, puis Ara Aprikian, le directeur du pôle gratuit, puis une quarantaine de cadres. Bolloré fait la leçon : « Vous êtes tous arrogants, vous êtes insupportables, vous vous prenez pour des Prix Nobel ; nous, on n’est pas des Prix Nobel mais on sait faire du business. » Ce « nous », ce sont ses hommes (car les femmes sont très rares) qu’il va placer comme des pions à tous les postes clés du groupe Canal+. Rare rescapé de la précédente équipe, Maxime Saada est propulsé à la place de Belmer. Ses qualités, selon Bolloré : « Il n’est pas arrogant, il écoute. » Oui, il « écoute », il écoute Bolloré, et surtout il exécute ses ordres sans barguigner.

Et Vincent Bolloré décide de tout, a la main sur tout, tout remonte à lui. Mais pour faire quoi ? Un temps, on s’est gratté la tête, tant rien ne semblait avoir de logique, sinon celle de tout casser à Canal+, qui depuis a perdu plus de deux millions d’abonnés en France. Ça a commencé par Les Guignols, emblème (certes fatigué) de la gloire passée de Canal+. Ceux-là, il leur fera subir les pires outrages. D’abord à l’été 2015, il veut les dégommer ; Belmer s’y oppose, Belmer est viré. Puis, il décide de les remodeler, terminée la satire politique, welcome l’international. « Je pense que Les Guignols, au-delà de la partie rigolote de l’été où je tue Les Guignols comme on a tué les pauvres journalistes de Charlie, méritent au contraire un autre avenir » : voilà la sortie de très bon goût de Bolloré, toujours ce fameux 3 septembre. Et de donner des exemples de ce à quoi pourraient ressembler les marionnettes internationalisées : « M. Tsipras la cigale et Mme Merkel la fourmi. » Ce trait de génie comique aboutira en 2018 à la fin des Guignols, qui auront entre-temps subi mille tortures de la part de Vincent Bolloré : dépolitisation, changement d’horaires, de producteurs, d’auteurs, passage en différé et enregistrement à la chaîne. Jusqu’à cet épisode dingue qui verra Vincent Bolloré faire écrire et enregistrer un sketch des Guignols (jamais diffusé sauf sur Les Jours) qui célèbre sa prise de pouvoir sur Canal+. Éradication de l’humour encore et de la politique toujours, avec l’élimination du Zapping et de celui qui était à sa tête depuis toujours, Patrick Menais, lequel n’avait jamais oublié d’aligner systématiquement Bolloré. À la fin de la saison 2015-2016, à la trappe Le Zapping, et Menais, bien que salarié protégé, itou.

Et puis, Vincent Bolloré rencontra des journalistes, cette drôle d’espèce qui râle, renâcle, réfléchit, s’oppose, qui a des principes, une éthique. Soit l’exact inverse de ce que l’homme d’affaires attend des salariés qui travaillent sous ses ordres. Une ex-journaliste d’i-Télé se souvient d’une de ses premières visites à la rédaction de la chaîne info du groupe Canal+ : « C’est la rencontre entre deux systèmes de pensée, deux univers qui ne se comprennent vraiment pas. Pour Vincent Bolloré, l’armée, c’est déjà légèrement indiscipliné, alors là, face à des journalistes, il n’en croit pas ses yeux. » Au début, avec i-Télé, comme toujours, lors des premières rencontres avec les salariés de Canal+, Bolloré est dans la séduction : il flatte, cajole, promet des moyens…

Et puis, très vite, ça se gâte. La rédaction d’i-Télé prend vapeur quand on lui dépêche Serge Nedjar depuis Direct Matin, le gratuit de Bolloré dont la mission journalistique se résume à vanter les produits maison. La rumeur de l’arrivée de Jean-Marc Morandini, tout juste mis en examen pour corruption de mineurs, va très vite se confirmer. C’est le déclencheur d’une grève historique, à l’automne 2016, qui dure 31 jours. 31 jours, où Vincent Bolloré, inflexible et décideur de tout, ne lâchera rien sinon des conditions de départ généreuses. Gros succès, la quasi-totalité de la rédaction s’enfuit et Vincent Bolloré pourra reconstruire sur les cendres fumantes d’i-Télé une chaîne à sa main, CNews, présentoir de son idéologie, écrin à idées réactionnaires, le plus souvent extrêmes et nauséabondes. Surtout, i-Télé deviendra « le petit Bolloré illustré pour se débarrasser d’une rédaction ». 1 : introduire un agent provocateur ; 2 : ne pas céder et laisser mariner les journalistes ; 3 : leur montrer la porte.

Un plateau avec trois éditorialistes qui s’apostrophent, ça ne coûte que le prix de leur cachet, et de toute façon bien moins que des reportages réalisés par des journalistes

La méthode sera de nouveau appliquée à la lettre avec la rédaction des sports de Canal+, un drame en trois actes. Acte I : en novembre 2020, l’humoriste Sébastien Thoen qui officiait dans le Canal football club est viré du jour au lendemain pour une parodie de l’émission de CNews L’Heure des pros, produite pour le compte de Winamax (ce qui est prévu dans son contrat). Dans ce sketch, Thoen campe Jean Messiha, ex-RN et invité perpétuel de CNews, qui balance propos rance sur propos raciste… Drôle et tellement proche de la réalité. Trop. Quelques jours après la mise en ligne de la parodie, Thoen est convoqué chez Maxime Saada, il est viré sur-le-champ. « Décision de l’actionnaire », lâche Saada. Décision de Vincent Bolloré qui n’entend pas qu’on se paye la tronche de sa chère CNews. Acte II : la société des journalistes de Canal+ publie un texte de soutien à Sébastien Thoen : « Nous revendiquons d’exercer nos métiers sans crainte d’être licencié, écarté, inquiété si ce que nous disons, écrivons, déplaît à notre direction. » Il est signé par 100 salariés de Canal+ en leur nom, et 48 autres anonymement. Acte III : Stéphane Guy, commentateur vedette de Canal+, en direct, le 5 décembre 2020, dit un petit mot pour saluer Thoen. Il est illico mis à pied et licencié pour faute. Dans un climat de violence sociale croissante, l’affaire aboutira à l’été 2021 à ce que tous les signataires qui ne se sont pas excusés (oui, excusés) soient licenciés ou poussés dehors. Les conditions de départ ? Exactement les mêmes qu’à i-Télé…

La scène se passe dans le port de Lomé, sur l’un des quais en eau profonde de la capitale togolaise, bien pratique pour accueillir des porte-conteneurs. Dans cette vidéo officielle du gouvernement, la caméra survole les installations. « On peut citer Bolloré qui le dote d’un troisième quai en eau profonde », vante la voix off de ce film promotionnel de l’action du président Faure Gnassingbé. À 4 700 kilomètres de là, le 22 décembre 2017, à 7 h 02, les mêmes images sont diffusées sur Canal+, strictement les mêmes, copiées-collées de la vidéo de propagande, accompagnées cette fois d’un onctueux commentaire évoquant « un pays stable et disposant d’infrastructures modernes ». L’histoire derrière cette diffusion montre une nouvelle fois la conception du journalisme sous Bolloré. Deux mois plus tôt, Canal+ diffusait, dans l’émission L’Effet papillon, un reportage sur l’opposition togolaise au président Faure Gnassingbé. Dans la foulée, non seulement la rediffusion du sujet est stoppée net, mais en plus le numéro 2 de Canal+ International est viré. Et deux mois après, aux petites heures de l’aube, est donc diffusé sur Canal+, en guise de contrition, ce reportage vantant la présidence Gnassingbé si chère au business africain de Vincent Bolloré.

Deux ans auparavant, Bolloré avait frappé vite et fort en censurant un reportage de Spécial Investigation sur le Crédit mutuel, dirigé alors par un de ses amis, Michel Lucas. Toujours ce fameux 3 septembre 2015, face aux élus du personnel de Canal+ qui l’interrogeaient lors d’un comité d’entreprise, Bolloré assumait : « S’il y a dans la maison des gens qui n’arrêtent pas de taper sur ses clients ou partenaires, elle n’en aura bientôt plus du tout. » D’abord, disait-il, je « distingue censure et bêtise » : « Censurer, c’est empêcher quelqu’un de dire des choses vraies, mais attaquer la BNP, LCL, ou le propriétaire de l’immeuble serait une bêtise. » Et Bolloré de citer son expérience avec les journalistes de Direct Matin : « Ils ne vont pas commencer à faire n’importe quoi, ils ne sont ni la police ni la justice. Ils font ce qu’ils veulent, mais à l’intérieur d’une ligne éditoriale, ce qui est normal. »

Et la ligne éditoriale, c’est la sienne. Avec cette règle d’or apparue au grand jour avec l’affaire togolaise de ne surtout pas se mêler de son business. À Canal+, la consigne est d’ailleurs édictée en interne de ne plus consacrer un seul sujet aux pays avec lesquels Vincent Bolloré est en affaires. À la place, on veut des sujets – nous citons – « solaires », des « initiatives positives ». Même que le publireportage togolais était en réalité, dira un des directeurs, le premier numéro d’un « journal des bonnes nouvelles ». Il ne verra jamais le jour. Le genre de l’investigation a de toute façon été enterré sans fleurs ni couronnes par Gérald-Brice Viret, directeur des antennes de Canal+ dès 2016 : « L’investigation, vous en avez sur toutes les chaînes, on n’est plus les pionniers. » 

Le 25 janvier 2017, il n’est plus question d’investigation mais simplement d’information. Depuis la veille, les chaînes d’info reprennent en boucle le scoop du Canard enchaîné : les emplois fictifs de Penelope Fillon, épouse de celui qui, quelques mois plus tard, devait, c’est sûr, devenir président de la République. Celle qui s’appelle encore i-Télé est à la bourre, n’abordant l’information qu’à partir du mercredi matin 6 heures. Jusqu’à ce que le directeur de la chaîne, Serge Nedjar, ne censure tout bonnement l’information, intimant l’ordre de retirer toute mention du scandale à l’antenne ainsi que sur le site internet de la chaîne. Pendant quatre heures, alors que ce qui est devenu l’affaire Fillon occupe évidemment tous les médias et toutes les chaînes info, i-Télé reste coite. Devant la rédaction ébahie, Nedjar s’explique, il n’a pas voulu jeter le nom de Penelope Fillon en pâture, il n’y avait pas de contrepoint… À 11 heures, il abdique et l’affaire est enfin évoquée à l’antenne, où l’on commence par donner la parole à… François Fillon.

En revanche, certains ont la langue bien pendue sur CNews. Tel Pascal Praud, lâchant à l’antenne au début d’un mois de mai 2019 un peu frisquet : « Il est là, le réchauffement climatique : - 3 degrés dans les Yvelines. » Au cours de ce débat lancé à si haute altitude par Praud, qui anime L’Heure des pros comme d’autres servent des petits blancs limés au comptoir, il s’en prend à Claire Nouvian, militante écologiste, la traitant d’« hystérique ». Élégante réponse de Thomas Bauder, directeur délégué de l’information de CNews, aux journalistes émus par ces saillies : « On a tous des amis qui pètent et rotent à un dîner, mais ce sont nos amis. » Surtout quand ces « amis » font l’audience de la chaîne. 

La grande idée éditoriale de Vincent Bolloré, qu’il ressasse en permanence, c’est « l’intégration verticale ». Il faut de la synergie mais un peu plus encore : CNews doit promouvoir le nouvel album d’un artiste Universal, le gratuit CNews doit annoncer l’émission en question, ledit album doit devenir une comédie musicale au cinéma produite par StudioCanal, la filiale de production, dont CNews rendra compte à sa sortie bien sûr, et le long-métrage doit être adapté en un spectacle amené à se produire dans les salles CanalOlympia ouvertes en Afrique. C’est ainsi que pense Vincent Bolloré, et ainsi qu’il entend que marchent ses troupes, journalistes inclus : droit.

La scène se passe le 6 août 2020 lors d’une réunion entre amis. Il y a là Charlotte d’Ornellas, Geoffroy Lejeune, Tugdual Denis, réguliers commensaux de CNews, et Éric Zemmour. Le lieu ? La page 27 du numéro de Valeurs actuelles. Les trois premiers, journalistes de l’hebdomadaire d’extrême droite, interviewent le quatrième, qualifié de « missile antisystème ». Le lance-missiles, c’est Vincent Bolloré, ainsi que Zemmour le dit lui-même dans l’entretien. À la question de savoir comment il a « atterri » sur CNews, il répond : « Vincent Bolloré est passé par un ami commun pour me joindre et m’inviter à déjeuner. (…) Le déjeuner s’est avéré chaleureux et sympathique. Il me propose de venir tous les soirs à l’antenne. Je crains l’usure. Il insiste. Je découvre que nous avons beaucoup de points de convergence intellectuelle. Bolloré est convaincu et convaincant. J’accepte. » Près d’un an après la première de Face à l’info, où Zemmour tient la vedette face à trois autres débatteurs chargés de lui donner la réplique et une présentatrice à la contradiction molle, Christine Kelly, les choses sont dites : Vincent Bolloré a placé là, en tête de gondole de sa chaîne info, le polémiste et délinquant multirécidiviste que ses saillies conduisent régulièrement au tribunal. Mais la passion de Vincent Bolloré pour Éric Zemmour est bien plus ancienne. Fin 2014, la toute première colère de Bolloré à Canal+, dont il n’a alors pas encore pris le contrôle, a déjà Zemmour pour objet : l’homme d’affaires souffle dans les bronches de Rodolphe Belmer qui vient de virer le débatteur d’i-Télé – où il officiait depuis 2013 dans Ça se dispute – après des propos antimusulmans tenus dans la presse italienne.

Celui qui était « une piste » lors de la grève de 2016 selon le mot de Maxime Saada, celui qui vient tout juste d’être condamné pour provocation à la haine religieuse (il appelait les musulmans à faire « le choix entre l’islam et la France  », qui vit « depuis trente ans une invasion »), celui qui, lors d’une « convention de la droite » organisée le 28 septembre 2019 par Marion Maréchal-Le Pen, a parlé à la tribune d’« une islamisation de la rue, comme les uniformes d’une armée d’occupation rappellent aux vaincus leur soumission » (il sera également condamné pour ces propos), ce Zemmour devient le 16 octobre 2019 la vitrine de CNews. Le premier soir, ce sera pour les Kurdes : « Les Kurdes sont les chéris de l’intelligentsia française, de tout ce qu’elle comporte de droits-de-l’hommistes et de défenseurs des petits peuples. » Le deuxième pour les homosexuels, dont le désir d’enfants est un « caprice » : « Soit on couche avec l’autre sexe et on a des enfants ; soit on couche avec le même sexe et on n’a pas d’enfant. » Et ainsi de suite. Au septième numéro, il fait l’apologie du général Bugeaud, massacreur d’Algériens. Cette sortie-là vaut à CNews une « mise en demeure » par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) – dont l’échelle des sanctions peut aller jusqu’à l’interruption d’antenne – ainsi qu’une saisine du procureur ; une autre sur les Juifs français qu’aurait sauvés Pétain envoie Zemmour au tribunal – il sera relaxé du fait de propos tenus « à brûle-pourpoint », considère la 17e chambre. Ce 8 septembre 2021, il a encore rendez-vous avec la justice pour sa saillie sur les mineurs isolés – « Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont ! Il faut les renvoyer ! »

Chaque soir de Face à l’info est ainsi, Zemmour ayant trouvé le parfait haut-parleur pour ses idées rances. Vincent Bolloré ne dit rien. La direction de la chaîne non plus. Un maigre filet est mis en place : une diffusion en différé de 30 minutes qui a montré son inefficacité, puisque le numéro de Zemmour sur les mineurs étrangers était ainsi enregistré. Soit la direction de CNews n’y a pas prêté attention et elle est incompétente, soit elle a laissé faire et elle est coupable.

Aux élus du groupe Canal+ qui s’en émeuvent, la direction n’a qu’une réponse : « Canal reste le groupe de toutes les opinions. » Oui, toutes les opinions : celles d’Éric Zemmour, celles de Pascal Praud et sa multiquotidienne Heure des pros où s’enchaînent les discussions de comptoir auxquelles sont arrimés des « éditorialistes » d’une palette allant de la droite extrême à l’extrême droite, les voix alternatives se comptant sur les doigts d’une main de Laurent Joffrin, rare caution sociale-démocrate régulièrement invitée. Ces mêmes éditorialistes qu’on retrouve à longueur de journée sur CNews, du Figaro dans sa tendance la plus droitière (Ivan Rioufol), de Valeurs actuelles (Charlotte d’Ornellas, Jean-Claude Dassier qui en fut vice-président, Gilles-William Goldnadel) de Causeur (Élisabeth Lévy), de Boulevard Voltaire (Gabrielle Cluzel) – et sans compter le Zemmour québécois, Mathieu Bock-Côté qui a débarqué le 29 août sur la chaîne. Ou d’anciens du Rassemblement national tel Jean Messiha qui n’a renié que sa carte du parti. Lors de la campagne des régionales de 2021, Serge Nedjar passe même pour consigne d’employer Messiha quatre jours par semaine au lieu de trois : rectifiée par le CSA pour avoir beaucoup trop donné la parole au RN, la chaîne compense avec un ex du parti qui, comme il n’en est plus membre, n’entre pas dans le sourcilleux décompte du temps de parole…

Si la venue d’Éric Zemmour et la coloration certaine de l’antenne de CNews qui en résulte sont le fait du prince Bolloré, un autre aspect de la chaîne d’info lui est dû tout aussi directement : l’affichage catholique. Hormis les émissions religieuses qui incombent à la télévision publique, jamais on n’avait vu une chaîne privée – sinon KTO, mais c’est son concept – s’aventurer sur ce terrain-là. Vincent Bolloré, si. D’abord avec Dieu merci ! sur Direct 8, puis en 2018, avec l’hebdomadaire France catholique qu’il sauve du dépôt de bilan et enfin avec En quête d’esprit.

L’émission apparaît au printemps 2020 sur l’écran dominical de CNews, présenté par Aymeric Pourbaix – que Bolloré a placé à la tête de France catholique. L’émission se veut œcuménique mais, passées quelques brèves sur l’actualité des cultes, seuls le catholicisme et ses représentants, y compris en robe de bure, ont droit de cité. On y décrypte les rites catholiques, on y raconte tel ou tel saint. Et on va jusqu’à célébrer la messe. C’était, ce week-end du 15 août, un incroyable déploiement sur CNews, en « édition spéciale », comme si venait de survenir une actualité d’importance, depuis Lourdes où Aymeric Pourbaix avait fait le déplacement accompagné de l’archevêque de Paris, Michel Aupetit, aux positions particulièrement raides sur la moindre évolution de la société. Près de trois heures d’antenne pour une religion sur une chaîne d’information.

Mais la foi de Vincent Bolloré, en ce week-end-là, a largement débordé l’antenne de CNews puisque sur C8, la chaîne dont la vedette est Cyril Hanouna, une autre messe du 15 août était également diffusée en direct, du jamais-vu. Et célébrée par un autre évêque, mais aux positions tout aussi traditionalistes, Dominique Rey. Ce n’était pas suffisant, C8 a diffusé le lendemain Unplanned, une production américaine et un véritable film de propagande contre l’interruption volontaire de grossesse. L’affaire a fait grand bruit, de l’indignation du Planning familial à Élisabeth Moreno, ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, qui a dénoncé « un outil de propagande anti-avortement abject ». La chaîne, elle, s’est tue, refusant de répondre à la presse. Rappelons que CNews comme C8 bénéficient gratuitement de fréquences hertziennes, biens publics mis à disposition par l’État.

La scène se passe le lundi 23 août à 6 h 30 dans le studio Jean-Luc Lagardère d’Europe 1. Ironie, la radio qui vécut certaines de ses belles heures sous le règne du père d’Arnaud Lagardère, rue François-Ier, loge désormais dans les anciens locaux de Canal+, en bord de Seine. Ce lundi, c’est la rentrée d’Europe 1 et celui qui l’inaugure vient de CNews : Dimitri Pavlenko, qui officie d’ordinaire aux côtés d’Éric Zemmour. Dans quelques minutes, ce sera l’interview menée par Sonia Mabrouk, déjà présente sur les deux antennes mais qui décroche désormais l’émission politique dominicale de la station. Tout à l’heure, Europe Midi sera présentée par celui qui anime la matinale de CNews, Romain Desarbres et puis, le 30 août, Laurence Ferrari consacrera les noces avec trois heures d’antenne diffusées en partie simultanément sur CNews et Europe 1. C’est la logique implacable de la fameuse intégration verticale de Vincent Bolloré, c’est la matérialisation de cette phrase lâchée par un haut cadre de Vivendi : « On veut faire CNews à la radio. » Parce que ça marche. Certes, aux niveaux d’audience modestes des chaînes d’information mais, avec Zemmour (qui atteint parfois le million de téléspectateurs), avec Praud, CNews, quoique encore déficitaire, rivalise régulièrement avec BFMTV : 2,1 % de parts d’audience en juin dernier, contre 2,8 % pour la concurrente. Avec cette recette qui mixe outrances perpétuelles de Zemmour, café du commerce de Pascal Praud, allègre relais des théories complotistes sur la crise sanitaire, montée en mayonnaise de faits divers… Avec cet ingrédient dont usent toutes les chaînes info : un plateau avec trois éditorialistes qui s’apostrophent, ça ne coûte que le prix de leur cachet, et de toute façon bien moins que des reportages réalisés par des journalistes.

Europe 1 concentre aujourd’hui toutes les conquêtes menées ces dernières années dans les médias par Bolloré : il grignote petit à petit des actions du groupe Lagardère jusqu’à peser sur le groupe. Au point que, début mai, face à la rédaction d’Europe 1, son directeur de l’information Donat Vidal Revel, après des mois à démentir, l’assène aux journalistes ébahis : « Vous êtes déjà salariés de Vincent Bolloré dans les faits. » En trois mois, la grille se construit autour de journalistes de CNews et d’animateurs des chaînes de Canal+ pendant que la radio perd près de la moitié de ses effectifs, certains partis volontairement à la faveur d’une rupture conventionnelle collective, d’autres éjectés, qui avaient tous en commun d’avoir eu des mots envers Vincent Bolloré (la journaliste Pascale Clark, le chroniqueur Bertrand Chameroy, voire l’humoriste Nicolas Canteloup). Comme à i-Télé, il y a eu une grève à Europe 1, de cinq jours mais du jamais vu, qui s’est soldée par le départ de ceux qui y avaient participé. Comme à i-Télé, comme au service des sports de Canal+, il y a l’instauration d’une terreur au sein de la rédaction, d’une exigence de loyauté, d’une emprise croissante : ce sont ainsi plus de huit heures d’antenne par jour, et les plus stratégiques, qui sont désormais tenues par des troupes de Vincent Bolloré – en interne, on parle de « colonisation » voire, sur le mode de l’ironie, de « grand remplacement ».

La scène se passe le 10 avril 2022 dans l’isoloir où vient d’entrer Vincent Bolloré. Mais bien malin qui saura le nom qu’il va glisser dans l’urne en ce premier tour de l’élection présidentielle. Et que va faire le million de téléspectateurs d’Éric Zemmour à qui il aura seriné des mois que les migrants ça suffit, que la PMA est un caprice, que les banlieues sont des « enclaves étrangères », que les musulmans envahissent la France ? À moins que ce ne soit pour lui, Éric Zemmour, qu’ils votent, si, s’appuyant sur la tribune que lui a offerte quotidiennement Vincent Bolloré, il venait à se présenter. Et les 2,3 millions d’auditeurs quotidiens d’Europe 1 à l’antenne soudain incarnée par les hérauts de CNews ? Et les journaux du groupe Prisma, comment se positionneront-ils ? Les idées à droite, extrêmement à droite, promues dans les médias que contrôle Vincent Bolloré feront-elles leur chemin vers les urnes, à force d’être ressassées, banalisées ? Lui, ne fera pas l’imprudence de se prononcer, ses médias parleront pour lui, et au fond il aura eu ce qu’il voulait : l’influence. Avez-vous entendu le silence assourdissant des politiques face à ses pratiques dans les médias ? Peser pour mieux vendre – Bolloré, ce sont aussi des marchés publics. Longtemps raider de l’ombre, Vincent Bolloré a bâti en six ans et en pleine lumière un empire médiatique à coups de menton, jouant des coudes et des épaules, rudoyant, menaçant, écrasant. Il a érigé son business en idéologie et il fait désormais de son idéologie un business. 

Les auteurs ont contacté Vivendi pour une interview de Vincent Bolloré. Cette demande est restée sans réponse.

Vous avez aimé ? Partagez-le !