Sur une mosaïque de visioconférence, on ne peut regarder personne dans les yeux. Même si mon regard s’adresse au visage de l’une des personnes, elle ne le sait pas, car elle ignore où son visage est placé (et se déplace, au gré des connexions des uns et des autres) sur l’écran. Les prises de parole se chevauchent, conduisant soit au silence pesant, soit à la cacophonie. Les échanges sont souvent assez maladroits et insatisfaisants. Les connexions ne sont pas toujours bonnes. Tous ces éléments parasitent la conversation, l’interrompent, obligent à reprendre le fil des propos. Il nous manque tous ces petits indices imperceptibles que l’on identifie pourtant dans le réel et que le virtuel ne peut pas saisir, signes qui indiquent l’impatience de l’un à prendre la parole, distance que traduit le léger retrait de l’autre, etc. Il nous manque la fluidité et la spontanéité des échanges de la « vraie vie ».

Certes, le télétravail peut aussi être vécu comme une forme de libération. Parce qu’il épargne les heures perdues dans les transports, qu’il permet des aménagements dans les horaires et que certains y découvrent une plus grande efficacité, les conditions d’une meilleure concentration que dans les open spaces où l’on est sans cesse dérangé. Des études suggèrent même qu’il augmente la productivité. Mais on voit aussi que ce travail à distance ne permet pas la stimulation des échanges réels ; les moments créatifs seraient aussi ceux de la machine à café et des discussions informelles.

Les espaces incompatibles, privés et professionnels, intimes et sociaux, ne peuvent se confondre et se superposer sans dommage.

Ce que nous avons découvert, c’est que notre vie n’est pas un fond d’écran sur lequel nous pouvons ouvrir une multitude de fenêtres en même temps. Ce à quoi le virtuel nous laisse croire, le multitasking magique (je peux regarder ce film en répondant à mes messages), l’expérience réelle l’a assez brutalement contredit. Je ne peux pas travailler si mes enfants jouent bruyamment aux aventuriers dans la pièce d’à côté. Les espaces incompatibles, privés et professionnels, intimes et sociaux, ne peuvent se confondre et se superposer sans dommage.

Nous sommes entrés les uns chez les autres sans hospitalité.

Or c’est bien ce qu’il faut faire sous la pression du travail à distance : vider l’espace familial de sa couleur personnelle et intime pour le convertir en espace plus neutre de travail, imposer le silence aux enfants ou les restreindre à l’espace le plus lointain, vider la maison de sa qualité propre pour en faire un lieu où les regards extérieurs pourront pénétrer. Nous avons vu et donné à voir un peu de l’envers du décor : les intérieurs bourgeois, bohèmes, minimalistes ou surchargés de nos collègues, des artistes, des journalistes, des responsables politiques, les bibliothèques imposantes ou les étagères en kit, les lits superposés ou les grandes baies vitrées, les vis-à-vis oppressants ou la vue sur la mer. Le domaine privé l’est encore un peu moins qu’auparavant. Nous sommes entrés les uns chez les autres sans hospitalité.

Le télétravail empiète sur le temps privé, sur les jours de repos ou les moments nécessaires de détente. Il génère souvent une surcharge professionnelle, avec des horaires étendus ou des plages de travail tard le soir. L’espace privé est devenu poreux, les injonctions professionnelles s’y insèrent facilement, et il manque alors à l’employé la bulle préservée d’un lieu à soi. Foucault disait, dans Surveiller et punir, que « la visibilité est un piège », anticipant sans le savoir sur la place que prennent nos existences virtuelles. On pourrait dire, en le parodiant, que l’accessibilité est le nouveau piège contemporain. Il n’existe plus d’endroit où se réfugier loin des sollicitations professionnelles, il devient difficile de se soustraire aux impératifs professionnels qui ont désormais tant de canaux virtuels pour nous atteindre. Nous perdons nos espaces personnels, nos lieux propres, nos cachettes, où nous nous soustrayons aux regards, aux attentes et aux exigences d’autrui, en particulier sur le plan professionnel. Paradoxe dans un moment où le contact avec les autres nous manque tant ! 

Extrait de Vivre autrement, dialogue avec Nicolas Truong © L’Aube, 2021

 

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