Lorsque je me suis lancée dans mon enquête Le Quai de Ouistreham en 2009-2010, le pays se trouvait en pleine crise financière. N’ayant aucune expertise en économie, j’ai voulu saisir cette crise à travers son impact sur le quotidien des gens, notamment au niveau de leur travail : qu’est-ce que cela veut dire, chercher du travail, en pleine crise économique, en particulier quand on est peu qualifié et que l’on est une femme ?

J’ai choisi de le faire à Caen, une ville française moyenne qui m’était totalement inconnue. Pendant six mois, je me suis glissée dans le rôle d’une femme récemment divorcée qui n’avait pas travaillé pendant trente ans et n’avait d’autre diplôme que le bac. La première étape a été de me mettre en quête d’un emploi pour vivre, n’importe lequel.

« On disait à ces femmes que quelques heures de ménage ici et là, ce n’était pas vraiment du boulot. La double injustice ! » 

Rapidement, je me suis heurtée à un mur. J’étais sous-qualifiée pour toutes les offres auxquelles je postulais, de caissière de supermarché à vendeuse en animalerie. On exigeait des années d’expérience ! Je me suis retrouvée à Pôle emploi, où l’on m’a vite fait comprendre qu’avec mon CV – et mon sexe – je ne pouvais pas prétendre à autre chose qu’aux ménages. Si j’avais été un homme, ç’aurait été vigile. Je suis donc devenue agente d’entretien. Un travail épuisant, aux horaires décousus – deux heures par-ci, deux heures par-là –, avec des temps de trajet souvent plus longs que le temps de travail.

Cette première expérience a profondément bouleversé ma vision du travail, à plusieurs niveaux. D’abord, ce que je voyais comme la norme, c’est-à-dire un travail salarié, relativement stable, n’existait pas ici. Quand je parlais d’obtenir un jour un CDI, on me regardait avec de grands yeux, incrédules ! Ensuite, le travail lui-même – un travail éreintant, qui nécessitait de se lever à 4 heures du matin pour nettoyer les bureaux avant l’arrivée des employés – n’était même pas considéré comme tel. On disait à ces femmes que quelques heures de ménage ici et là, ce n’était pas vraiment du boulot. La double injustice !

« Les plus jeunes défendent désormais le droit à une vie privée, à une vie de famille, à une vie hors du travail. »

Par la suite, j’ai continué à m’intéresser au monde du travail et à observer ses évolutions en France. Une autre enquête m’a menée du côté d’Oyonnax, dans l’Ain, une région très industrialisée. Là, j’ai appris que la plupart des usines avaient été vendues et rachetées des dizaines de fois en quinze ans, avec à chaque fois des vagues importantes de licenciements et de réembauches, et des contrats de travail toujours plus tordus. Si bien que les nouvelles générations qui arrivent sur le marché du travail aujourd’hui ont vu leurs parents ballottés entre diverses entreprises. Ils ont été témoins de méthodes de management toxiques, de formes de gestion délétères, parfois d’une véritable maltraitance. En conséquence, ces nouvelles générations développent un rapport complètement différent au travail : fini la loyauté, l’attachement à une entreprise dont ils ont constaté les dérives. La préférence va désormais à l’intérim, qui permet de travailler trois mois, puis de faire autre chose – quitte à gagner moins. L’engouement pour le travail saisonnier (hors tourisme) est à ce titre très révélateur. Si je devais faire une nouvelle enquête sur le travail, une dizaine d’années après Le Quai de Ouistreham, c’est d’ailleurs sûrement là que je commencerais !

Dorénavant, pour bon nombre de ces jeunes, le maître mot est : « être son propre patron ». Je me souviens d’une visite dans une ville industrielle, haut lieu de la fonderie du métal en France. Naturellement, le lycée local proposait un cursus en fonderie, et beaucoup de jeunes étaient formés à cette activité ; toutefois, la plupart d’entre eux préféraient travailler ponctuellement dans l’entrepôt Amazon voisin, en période de fêtes notamment. Lorsque je leur ai demandé pourquoi ils faisaient ce choix alors qu’ils auraient bénéficié de conditions plus avantageuses à la fonderie, ils m’ont répondu deux choses : c’est plus prestigieux de travailler pour une grande marque ; on n’a pas de petit patron sur le dos. Preuve s’il en est que quelque chose a été fondamentalement rompu dans le rapport à l’employeur et à l’entreprise.

Ces changements de mentalité se retrouvent dans tous les corps de métier, y compris les métiers passions comme le mien. Si le journalisme est toujours attractif – c’est ce que semblent prouver les nombreuses inscriptions en école –, le rapport au travail a là aussi changé. Quand les femmes de ma génération revendiquaient, par exemple, le droit à ne pas devoir aller chercher les enfants à l’école, à partir en reportage à Noël, à se consacrer entièrement au travail, les plus jeunes défendent désormais le droit à une vie privée, à une vie de famille, à une vie hors du travail. Aucun jugement de valeur – l’un n’est pas mieux que l’autre ! Mais une chose est certaine : les attentes et les aspirations liées au travail ont évolué, et nos grilles de lecture – depuis l’offre d’orientation professionnelle jusqu’à la qualification du chômage – ne correspondent plus à la réalité de l’emploi aujourd’hui. 

Conversation avec LOU HÉLIOT

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