À mesure qu’il progresse vers son objectif annoncé de conquête de la nature, l’homme laisse derrière lui un impressionnant sillage de destructions, affectant la Terre où il habite et les êtres qui partagent avec lui cette demeure. L’histoire des siècles derniers a ses sombres épisodes : le massacre des buffles dans les plaines de l’Ouest américain, le massacre des oiseaux marins par les chasseurs de gibier d’eau, la quasi-extermination des aigrettes pour leur plumage. À ces tueries, l’époque actuelle ajoute un chapitre, une nouvelle sorte d’hécatombe : l’empoisonnement direct des oiseaux, des mammifères, des poissons, et de pratiquement toutes les formes de la vie animale au moyen d’insecticides chimiques répandus aveuglément.

Selon la philosophie qui semble maintenant guider nos destinées, rien ne doit barrer le chemin aux hommes armés du pulvérisateur. Les victimes collatérales de leur croisade contre les insectes n’ont aucune importance ; si des rouges-gorges, des faisans, des ratons laveurs, des chats ou même des bœufs se trouvent habiter le même coin de terre que l’insecte pourchassé et sont pris sous l’averse insecticide, personne ne doit protester.

À l’automne 1959, 11 000 hectares du Michigan, couvrant en particulier des faubourgs de Detroit, ont été traités par avion à l’aide d’aldrine en paillettes, l’un des plus dangereux des hydrocarbures chlorurés. L’opération dirigée contre le scarabée du Japon Popillia japonica a été menée par le service local de l’agriculture en coopération avec les autorités fédérales. Quelques jours après le traitement, la société Audubon a commencé à recevoir des plaintes concernant les oiseaux. Mme Ann Boyez, secrétaire de la société, a écrit ceci : « La première indication de l’inquiétude des gens fut un coup de téléphone, le dimanche matin, d’une femme qui, en rentrant de l’église, avait remarqué un nombre alarmant d’oiseaux morts ou mourants. Le traitement avait été effectué là le jeudi. Elle déclara que plus aucun oiseau ne volait dans le quartier, qu’elle en avait ramassé une douzaine morts dans sa cour et que les voisins avaient trouvé des cadavres d’écureuils. » Tous les autres coups de téléphone de la journée ont donné le même son de cloche : « De nombreux oiseaux morts, et aucun vivant… »

L’expérience de Detroit a été reprise avec les mêmes résultats en de nombreuses autres localités. À Blue Island dans l’Illinois, 80 % des oiseaux chanteurs ont été sacrifiés. À Joliet, dans le même État, 1 200 hectares ont été traités à l’heptachlore en 1959 ; selon la société de chasse et de pêche locale, la population ailée du pays a été « quasiment anéantie ». À Sheldon, on a répandu plus de 3 kilos de dieldrine par hectare, ce qui équivaut à une dose de 150 kilos de DDT, sans parler des endroits où les tapis de poison se sont recoupés. Les toxiques ont pénétré dans la terre, et les larves de scarabée empoisonnées sont montées à la surface du sol, où elles sont restées plusieurs jours à tenter l’appétit des oiseaux avant de mourir. Certains roitelets (Harporhynchus rufus), les étourneaux, les pitpits des prés, les mainates et les faisans ont été quasiment anéantis. Les rouges-gorges ont été « presque exterminés », selon l’expression d’un biologiste. Des vers de terre morts ont été vus en grand nombre après une petite pluie ; probablement les rouges-gorges ont-ils mangé ces cadavres empoisonnés. La pluie, si bonne pour les oiseaux, s’est transformée en agent de mort, elle aussi, en dissolvant le poison ; les volatiles qui se sont baignés ou qui ont bu dans les flaques après la pulvérisation ont péri. Les survivants ont été probablement frappés de stérilité, car on a vu ensuite peu de nids, moins d’œufs encore, et aucun oisillon. Parmi les mammifères, les tamias ont été pratiquement annihilés ; leurs cadavres ont été trouvés dans les attitudes caractéristiques de la mort par empoisonnement. Les rats musqués et les lapins ont subi le même sort ; les écureuils de la Caroline, très communs dans la ville avant la catastrophe, ont disparu.

Des incidents tels que celui de l’Illinois soulèvent une question morale autant que scientifique : une civilisation peut-elle mener une guerre sans merci contre des vies sans se détruire elle-même et sans perdre jusqu’au droit de se dire « civilisée » ? Ces insecticides ne sont pas des poisons sélectifs, ils n’identifient pas l’espèce particulière que nous voulons supprimer ; on les utilise uniquement à cause de leur virulence. Ils détruisent toutes les vies qu’ils rencontrent : le chat dans la maison, le bétail dans la ferme, le lapin dans le champ, l’alouette dans le ciel.

Ces créatures n’ont causé à l’homme aucun mal ; bien au contraire, leur existence même lui rend la vie plus agréable. Et pour récompense, nous leur infligeons une mort non seulement soudaine, mais horrible ; témoin cette description d’une alouette empoisonnée, écrite à Sheldon par des observateurs scientifiques : « Bien qu’elle manquât de coordination musculaire et ne pouvait donc voler ni se tenir sur ses pattes, elle continuait à battre des ailes, et à ouvrir et fermer ses griffes, couchée sur le côté. Elle gardait son bec ouvert, et respirait avec difficulté. » Plus pitoyables encore étaient les muets témoignages des écureuils : « Dans la mort, leur attitude était frappante. Leur dos était courbé, leurs pattes de devant repliées sur leur thorax, leurs petits poings fermement serrés… La tête et le cou étaient détendus, la bouche souvent pleine de terre, comme si en mourant l’animal avait mordu le sol. » En approuvant un acte capable de causer de telles souffrances à des créatures vivantes, ne sommes-nous pas tous diminués dans notre humanité ? 

Printemps silencieux (1962), traduction de Jean-François Gravrand et Baptiste Lanaspeze © Wildproject, 2009 

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