Depuis l’enfance, je suis fasciné par l’eau. La source de cette passion est double. La famille de ma mère possédait une maison sur l’Oise, à Saint-Ouen-­l’Aumône, qui a été détruite par un bombardement car elle se trouvait près d’un pont. Nous passions des week-ends dans des baraquements, et c’est là que pour la première fois, dans un petit canoë, j’ai navigué sur l’eau. Mais, en même temps, chaque été nous allions en Bretagne. Autour de l’île de Bréhat passent des courants très forts. On apprend vite à naviguer. J’ai réalisé qu’il y avait des rivières dans la mer, et de la mer dans les rivières, que tout était mêlé. Je me suis demandé à quoi servait l’eau, pourquoi elle est si importante, pour la cellule comme pour la planète. La raison est simple au fond : l’eau est le remède à la solitude. S’il n’y a pas d’eau, les petites usines dans nos cellules ne communiquent pas, donc solitude, qui entraîne la mort. Une image de radiologue ou une image de satellite, c’est pareil, quelles que soient les échelles. L’eau, c’est le lien.

« Tout était mêlé ! »

L’ancien ministre de l’Éducation Pap Ndiaye me demandait comment intéresser les jeunes enfants à l’environnement. Ma réponse fut simple : faisons adopter cent mètres de rivière par une classe de CM2. Le mouvement est lancé. Des milliers de classes vont ainsi adopter une rivière. J’ai assisté à la première journée à Pontrieux – pont sur le Trieux. C’était bouleversant. Des enfants prélevaient de l’eau et regardaient sous le microscope. D’autres guettaient les martins-pêcheurs sur la berge. On a fait une fresque de la rivière, créé des ateliers de reconnaissance des poissons. Mais des jumelages sont aussi prévus. J’ai trouvé le financement pour faire venir une famille brésilienne en Bretagne et faire partir une famille bretonne au Brésil. Ainsi, les gens des fleuves et des rivières vont se parler. À ce sujet, dans la dixième édition du Dictionnaire de l’Académie française, je ferai en sorte qu’il n’y ait plus de séparation entre fleuves et rivières. Cette hiérarchie est insupportable. Les eaux sont mêlées.

Il y a maintenant presque dix ans, avec Élisabeth Ayrault, alors présidente de la Compagnie nationale du Rhône, nous avons lancé une initiative pour prendre soin des fleuves. Nous avons maintenant des représentants des vingt plus grands fleuves du monde. Ensemble, nous nous intéressons à trois moments de ces fleuves : qu’est-ce qu’une source ? qu’est-ce qu’une embouchure ? et qu’est-ce qu’un ­parcours ? Il faut savoir qu’environ la moitié des êtres humains dépendent d’un fleuve qui descend du Tibet. Comme économiste, je pensais que la vérité de la vie, c’était la ligne. Je sais maintenant que c’est le cercle, tout ce qui circule. Et il y a plus de vie dans un arbre mort que dans un arbre vivant.

« Une zone humide est un endroit où l’eau prend son temps. Elle arrête de cavaler. Là commencent les échanges, et la vie. »

Quand on regarde les origines du Rhône, il y a d’abord un glacier. S’il continue à fondre, qui va alimenter le Léman ? Et les affluents de la rive gauche, comme la Durance, vont manquer de neige. Heureusement que persistent de l’autre côté les forêts du Jura. Un jour prochain, la Saône pourrait l’emporter en débit sur le Rhône. Il faudra peut-être changer son nom. Voici la fragilité des sources. Dans ce cadre, notre association l’IAGF (Initiatives pour l’avenir des grands fleuves) a mené une mission en novembre dernier au ­Bangladesh, lequel sera bientôt représenté en mai au festival de Camargue. Au fond, le Bangladesh est une Camargue géante. Tous les deltas du monde, sans exception, sont menacés. On a multiplié les barrages en amont, qui ont diminué les sédiments. Or qu’est-ce qu’un delta, sinon l’enfant des sédiments ? Les mangroves, ces formidables barrières naturelles qui calmaient la fureur de l’océan, ont été détruites, comme dans le golfe du Bengale. Depuis des temps très anciens, les deltas sont aussi des lieux de belle fertilité. La végétation a poussé, qui est devenue du carbone, qui est devenu gaz et pétrole. Donc l’homme a creusé. Voilà pourquoi la moitié de la Louisiane est sous l’eau, malgré les milliards de dollars dépensés chaque année pour l’en protéger. Il ne faut pas l’oublier : une zone humide est un endroit où l’eau prend son temps. Elle arrête de cavaler. Là commencent les échanges, et la vie.

L’eau est l’alliée absolue de toute activité humaine. Sans elle, pas d’énergie, notamment nucléaire. Alors, bien sûr, il faut la partager. Entre les usages et entre les personnes. Jusqu’à une date récente, les spécialistes affirmaient qu’il n’y aurait pas de guerre de l’eau. Mais ce temps est passé, car nous dépassons les 8 milliards. Surtout, nous sommes concentrés dans des villes. Prenons le Nil. Il se trouve que j’en parle souvent dans mes conférences à l’École de guerre. Le pouvoir sur ce fleuve s’est toujours trouvé en aval : les pharaons, l’Empire ottoman et le colonisateur britannique. L’Éthiopie – qui pourtant, avec le Nil bleu, contrôle 80 % du débit du fleuve – n’avait le droit de n’en prélever qu’une toute petite partie. L’essentiel devait aller à l’Égypte. Mais, aujourd’hui, l’Éthiopie est plus peuplée que l’Égypte. Elle a besoin d’eau pour développer son agriculture et nourrir sa population. Le barrage Renaissance, construit de leur propre chef par les Éthiopiens sur leur territoire, est l’objet, comme on l’imagine, de toutes les tensions. Si l’Égypte avait la mauvaise idée d’attaquer l’Éthiopie, elle s’en prendrait en fait à la Chine, car ce pays est le principal lieu de délocalisation des entreprises chinoises. Vous voyez à quel point la question du partage est, plus que cruciale, vitale. Et en tant qu’ambassadeur de l’Institut Pasteur, je ne peux pas ne pas rappeler que si l’eau c’est la vie, elle est aussi porteuse de la plupart des épidémies. 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

Plus d’informations sur www.initiativesfleuves.org

 

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