Jacques Réda est le maître d’un genre qu’on croyait disparu, la poésie scientifique. Célébrant les découvertes de la physique moderne, il n’en est pas moins critique d’une humanité prométhéenne jusqu’à l’avidité. Dans la Genèse, Yahvé promet à Noé qu’il n’y aura pas d’autre déluge. Mais, alors que bégaient les guerres de religion, peut-on faire confiance à Dieu ? 

Baptisez-la Noé, la fusée interplanétaire
Qui, lorsque vous aurez fini de ravager la terre,
Vers quelque exoplanète habitable vous portera,
Pour y recommencer, du haut d’un nouvel Ararat,
Votre tâche de prédateurs d’un monde encore vierge.
Sans propriétaire, conseil syndical ni concierge.
Vous y débarquerez pesants de tout votre connu
Et prêts à vous débarrasser au plus vite, manu
Militari
, de son premier occupant autochtone.
À moins que par humanité retorse on le cantonne
Dans un désert, aussi longtemps que votre avidité
N’y soupçonnera pas des sources de félicité
Égales en profit facile à celles du pétrole.
Quelques-uns d’entre vous se rappelleront la parole :
« Croissez, multipliez » que le livre de nos aïeux
Avait inscrite après Moïse au fronton d’un seul temple.
Même l’espèce des lapins n’aura pu faire mieux.
 
D’un dernier rivage où le flot monte, je vous contemple,
Par-delà l’océan que le Déluge aura bientôt
Répandu sur la terre, affairés à votre bateau
Dont le livre de bord consigne un nouveau paragraphe
Selon que l’on y hisse un ours polaire, une girafe,
Des moutons et des porcs, un singe, un couple d’éléphants,
Un rat et sa ratte déjà grosse de huit enfants,
Tous animaux domestiqués, dociles ou rebelles,
Les rongeurs affectés au nettoyage des poubelles
Dans les zones qui cerneront les populeux chaos
De votre cité radieuse, où, fleur de vos zoos,
Les sauvages succomberont à la mélancolie.
[…]

Extrait de Aux enfants de Noé © Éditions Gallimard, 2020

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !