Capitalisme et écologie sont-ils compatibles ? Existe-t-il un capitalisme « vert » ?

Timothée Parrique : Je préfère le terme « soutenable » à celui de « vert ». En économie écologique, la soutenabilité décrit une situation dans laquelle l’empreinte écologique est inférieure à la biocapacité. C’est-à-dire que ce qu’une économie tire des écosystèmes ne dépasse pas ce que ceux-ci sont capables de lui donner sans mettre en péril leur propre santé. La soutenabilité est donc une notion de proportion et d’équilibre. Est-ce que cet équilibre est compatible avec le capitalisme ? Non. Car le capitalisme est un système organisé autour de l’accumulation de capital : comme l’a expliqué Marx, il s’agit de mobiliser une chose pour en produire une autre, et d’en tirer un surplus. Le capitalisme ne peut pas s’arrêter de transformer des choses en d’autres choses. Sauf qu’à force de mobiliser de plus en plus de ressources, on finit toujours par atteindre des limites biophysiques : en matière d’eau, d’énergies fossiles, de métaux, de services écosystémiques, de budget carbone. On se trouve donc face à cette immense contradiction entre une transition écologique qui nous demande de laisser les écosystèmes tranquilles et un système capitaliste qui ne peut s’empêcher de poursuivre une croissance perpétuelle.

Lionel Ragot : Je partage votre définition du capitalisme, mais pas vos conclusions sur l’épuisement des ressources nécessaires à son fonctionnement. Avant même l’ère industrielle, on a été confronté à la question de la finitude des ressources – le rendement décroissant des terres agricoles, par exemple. Mais le capitalisme a su tirer profit des avancées techniques, en l’occurrence la machine à vapeur et le charbon lors de la première révolution industrielle. Puis il a anticipé l’épuisement du charbon en misant sur d’autres ressources, comme le pétrole, l’électricité, etc. Le capitalisme perdure parce qu’il sait s’adapter et innover. Si demain nous sommes confrontés aux limites d’autres ressources, le marché s’adaptera via la hausse de leur prix, qui incitera à innover dans des alternatives.

En revanche, je reconnais que le marché ne sait pas gérer la pollution, la perte de biodiversité ou le changement climatique – ce que l’on appelle en économie des « externalités négatives ». C’est là que les pouvoirs politiques ont un rôle à jouer.

« Le capitalisme permet simplement à quelques-uns – souvent les plus riches – de surmonter certaines limites en en imposant de nouvelles à d’autres »
Timothée Parrique

T.P. : Je ne suis pas d’accord avec cette idée que le capitalisme saurait anticiper la finitude. Comme le montre une étude de l’anthropologue Jason Hickel, les pays du Nord ont, depuis 1970, utilisé 74 % des matériaux extraits à l’échelle du globe. La croissance de ces pays serait tout simplement impossible sans cette appropriation massive de ressources naturelles. En conséquence, de nombreux pays du Sud risquent de se retrouver – ou se retrouvent déjà – en situation de pénurie matérielle, soit parce que les ressources viennent à manquer, soit parce qu’elles deviennent trop chères. Le capitalisme permet simplement à quelques-uns – souvent les plus riches – de surmonter certaines limites en en imposant de nouvelles à d’autres, ce qui ne fait que déplacer le problème vers ceux qui ont le plus de mal à le résoudre.

Cela soulève la question de la croissance. Peut-on continuer à fonder notre système sur une croissance de la production et de la consommation, alors que les ressources sont en grande partie limitées ?

T.P. : La croissance économique fait activement obstacle à la réduction des pressions sur l’environnement. Les tenants de la « croissance verte » parlent beaucoup du « découplage » comme de la solution à tous nos problèmes. Ce découplage se réalise quand on observe à la fois une augmentation du PIB, donc une croissance économique, et une baisse de l’empreinte écologique. Dans ce cas, on parle de découplage absolu. On peut aussi avoir un découplage relatif, lorsque l’empreinte écologique augmente moins vite que le PIB.

L’hypothèse du découplage est-elle réaliste ? Dans une étude, nous montrons qu’aucun pays européen avec une croissance supérieure à 1 % n’est parvenu à baisser ses émissions de plus de 2 % par an.

Or, si l’on veut atteindre l’objectif que s’est donné l’Union européenne de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % par rapport à leur niveau de 1990, il faudrait une réduction annuelle d’au moins 3,4 % jusqu’en 2030. Ce taux n’a jamais été atteint. De plus, cet objectif ne concerne que les émissions de gaz à effet de serre – et, pour l’essentiel, celles qui sont produites à l’intérieur du continent. Or les émissions importées représentent un tiers du total des émissions européennes et 56 % de l’empreinte carbone française. On ne regarde donc qu’un seul indicateur – les émissions carbone – et, partant du constat qu’il baisse très légèrement, l’on parle d’une « croissance verte ». Difficile à admettre.

L.R. : Pour ma part, je suis convaincu que ce que vous appelez la « croissance verte » est possible. Nous en sommes encore assez loin et le plus dur pour y parvenir est devant nous. Toutefois, on commence à voir des effets. Le découplage absolu est une réalité dans les pays riches. Sur la période 1990-2021, en France, on a observé une augmentation de 55 % du PIB et une baisse de 23 % des émissions de gaz à effet de serre, essentiellement due à une réduction de l’intensité énergétique de la production et de l’intensité en carbone de l’énergie.

« Certaines technologies peuvent nous permettre d’aller beaucoup plus loin dans les économies d’énergie carbonée »
Lionel Ragot

C’est donc possible, même si c’est loin, très loin d’être suffisant pour atteindre la neutralité carbone en 2050. J’entends la critique qui dit que ce découplage ne vaut que pour les gaz à effet de serre, qui est le domaine où les mesures politiques ont été les plus marquées jusqu’à présent, et pas du tout pour la préservation de la biodiversité ou des ressources. C’est vrai, mais tout simplement parce que ces domaines n’ont pas encore fait l’objet de politiques très volontaristes, comme cela a été le cas face au réchauffement climatique. Pour sortir du palier dans lequel nous nous trouvons, il va falloir mettre en place de nouvelles politiques beaucoup plus coûteuses.

Quel rôle pour l’innovation technologique ?

L.R. : Il est crucial. Certaines technologies peuvent nous permettre d’aller beaucoup plus loin dans les économies d’énergie carbonée. Elles existent, leur efficacité est prouvée ! Prenez l’exemple des batteries. On pensait aller dans le mur à cause de la pénurie de métaux rares, indispensables aujourd’hui à leur production. Mais de nouvelles technologies ont permis de réduire grandement l’utilisation de ces métaux, et donc le risque d’épuisement de la ressource.

« Le capitalisme perdure parce qu’il sait s’adapter et innover »
Lionel Ragot

Je fais donc un pari technologique, avec un certain optimisme, car les incitations commencent à être de plus en plus importantes. Ce qui n’enlève rien au coût que la transition va imposer, et celui-ci sera très élevé.

T.P. : Je pense que le progrès technique ne suffit pas. Dans les pays de l’OCDE, la proportion des éco-innovations – qui visent à réduire l’impact énergétique des matériaux et des produits – stagne depuis des années à environ 15 % des brevets déposés. Pour chaque brevet qui arrive à développer une meilleure batterie, vous avez un nouveau méga-chalutier, ou un nouveau méga-serveur, qui aura l’effet inverse.

Par ailleurs, innover ne suffit pas, il faut aussi « exnover ». On peut toujours inventer une meilleure voiture électrique et l’introduire sur le marché (innovation), cela ne garantit pas que l’on réussisse à faire rapidement sortir les voitures thermiques (exnovation). Sans compter que développer un brevet prend des années. Nos échéances à 2030 sont complètement incompatibles avec la vitesse du progrès technologique, qui est beaucoup plus lente qu’on ne pourrait le penser.

À ce pari technologique incertain, j’oppose un pari social, qui partirait d’un changement des modes de vie. Cela me paraît plus précautionneux car on s’appuierait sur les technologies déjà réellement existantes, quitte à recommencer à produire et à consommer davantage à l’avenir si progrès technologique il y a.

L.R. : Je suis en partie d’accord avec vous. Mais rappelez-vous ce qui se disait au début de la crise sanitaire : la solution ne viendra pas d’un vaccin, dix années étant nécessaires pour le développer. Or toute la communauté internationale s’y est mise, finançant la recherche à hauteur de plusieurs milliards de dollars. Le vaccin était prêt en pratiquement un an.

Vous proposez deux modèles de société radicalement différents…

L.R. : En réalité, ni M. Parrique ni moi ne détenons la vérité. Nos positions à tous deux reposent sur des croyances. Attention, nous avons tous deux de bonnes raisons de croire en nos croyances ! Mon interlocuteur ne croit pas au progrès technique. Il croit que la solution à nos problèmes environnementaux passera par la réduction de la consommation et de la production et que la population l’acceptera. Moi, je pense que le progrès technique peut être un élément de la solution et que la population n’est pas prête à accepter une politique de décroissance.

« La théorie de la décroissance est séduisante sur le papier, mais elle ne passe pas l’épreuve du réel »
Lionel Rigot

T.P. : Certes, mais la science avance toujours par la démonstration et par la preuve. Aujourd’hui, le fardeau de la preuve revient à ceux qui défendent la croissance verte : ils doivent démontrer qu’il est plus efficace de réduire l’empreinte écologique tout en produisant et en consommant plus. Moi, je défends le principe de précaution. La ressource la plus renouvelable reste encore celle que l’on n’a pas besoin d’utiliser. Si le consensus scientifique nous demande de faire passer de nouveau l’empreinte écologique en dessous des limites planétaires, nous connaissons le chemin le plus court. Il consiste en une baisse sélective de la production et de la consommation, c’est-à-dire la décroissance.

L.R. : La théorie de la décroissance est séduisante sur le papier, mais elle ne passe pas l’épreuve du réel. Selon vos calculs, il faudrait une baisse d’environ 50 % du PIB dans un pays comme la France. C’est impossible ! Imaginons que nous réduisions le PIB – la production, pour faire court – de 50 %, cela signifie non seulement qu’il y aura une réduction de 50 % de l’ensemble des revenus – ce qui ne pourra pas se faire uniquement par la baisse des revenus les plus élevés –, mais aussi une baisse de 50 % de la consommation des ménages, de l’investissement des firmes et des dépenses publiques. La population ne sera jamais d’accord. L’an dernier, une simple perte de quelques points de pourcentage de pouvoir d’achat, en raison de la hausse de l’inflation, a suscité la colère.

« Le fardeau de la preuve revient à ceux qui défendent la croissance verte »
Timothée Parrique

T.P. : La baisse du revenu doit être proportionnelle et organisée. Aujourd’hui, 10 % des Français les plus riches possèdent 50 % de la richesse nationale et captent un tiers du revenu total. La moitié la plus pauvre de la population ne détient que 4,9 % du patrimoine, selon l’Observatoire des inégalités. D’autre part, dans un scénario de décroissance, on peut se permettre de baisser le revenu si l’on baisse aussi les dépenses, et surtout les dépenses contraintes. En France, en particulier dans les grandes villes, l’immobilier est soumis à une logique d’augmentation des prix. On pourrait imaginer une politique publique comme celle mise en place à Vienne. L’immobilier y est devenu uniquement à but non lucratif, avec 60 % de logements sociaux et le reste sous forme de coopératives d’habitat. Résultat : Vienne est l’une des capitales européennes avec le parc immobilier le plus avancé et l’un des loyers moyens le plus bas. Si, dans une ville comme Paris, votre revenu baissait mais que votre loyer baissait plus encore, votre pouvoir de vivre s’améliorerait. La décroissance s’inscrit dans cette logique de réduction des inégalités et d’amélioration de la qualité de vie.

À qui reviendra-t-il de trancher ?

T.P. : Nous sommes face à deux options : décroissance choisie aujourd’hui ou effondrement subi demain. Notre économie n’est pas biophysiquement soutenable, nous continuons de produire et consommer à crédit écologique. Soit nous organisons la transition dès aujourd’hui, à travers un ralentissement de la production et de la consommation planifié démocratiquement, dans un esprit de justice sociale et dans le souci de la qualité de vie de chacun, soit cela se fera un peu tout seul, à grands coups de pénuries et de catastrophes naturelles – et l’effet sur les plus pauvres sera terrible.

L.R. : Quand on veut démarchandiser, les décisions reviennent aux pouvoirs publics. Qu’est-ce qui vous assure que les gouvernements prendront les mesures que vous avez en tête ? Aujourd’hui, les pays qui se lancent dans de grandes bifurcations ne portent pas au pouvoir des populistes écologistes, mais d’extrême droite : Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil… Leurs politiques vont complètement à l’encontre aussi bien de la croissance durable que de la décroissance.

T.P. : Ce n’est pas si simple : le choix ne se résume pas à, d’un côté, une allocation par les marchés et de l’autre, une allocation par l’État, à la manière de ce qui se passait en Union soviétique. Quand, aujourd’hui, des villes françaises passent à la gratuité socialisée des transports locaux, c’est une forme de démarchandisation organisée localement. De la même manière, quand des associations d’usagers élaborent des réseaux de partage d’objets, ils créent un commun qui est géré démocratiquement à l’échelle de leur quartier. On peut donc imaginer plein de sous-échelles de planification sociale et écologique dont résulterait une économie bien plus agile à maintenir ou même à augmenter la qualité de vie sous contraintes écologiques. Beaucoup de ces structures existent déjà au sein de l’économie sociale et solidaire.

À quoi ressemblerait votre société de demain ?

T.P. : L’idéal d’une société post-croissance repose sur une économie du contentement. Au lieu d’avoir nos yeux rivés sur cette espèce de tapis roulant de la production qui incite chaque année à augmenter le PIB, on s’intéresserait de manière bien plus concrète à contenter des besoins. Ma vision, c’est une économie plus petite et plus lente, mais pas forcément moins efficace si l’on arrive à organiser un meilleur partage des ressources. Cette économie impliquera de repenser complètement le modèle de l’entreprise, l’entreprise à but lucratif étant devenue problématique dans un monde où l’on doit réduire la production.

Il faut aussi hiérarchiser les objectifs : les indicateurs économiques doivent s’imbriquer dans les indicateurs sociaux, qui doivent eux-mêmes s’imbriquer dans les indicateurs écologiques. Aujourd’hui, on a toute une batterie d’indicateurs, mais si l’un d’entre eux vient entacher le primat du PIB, on l’ignore. Il suffit de voir la récente controverse autour des vidéos de l’Ademe vantant la sobriété et ce qu’en a dit le ministre de l’Économie. Il s’oppose à ce type de message par crainte qu’ils ne ralentissent la croissance.

L.R. : Pour ma part, je suis assez pessimiste. Je ne crois pas que puisse émerger cette société de la post-croissance, qui est la condition nécessaire pour mettre en place une politique de décroissance. Je suis d’accord avec Timothée Parrique : pour l’instant, les efforts nécessaires pour atteindre l’objectif « zéro émission net » n’ont pas été totalement engagés, et le faire sera très coûteux. Je ne sais pas comment les gouvernements s’en sortiront pour faire accepter ce coût à la société. Les efforts qui devront être réalisés dans les cinq ans qui viennent ne changeront pratiquement rien à l’aggravation du changement climatique dans les dix prochaines années. Nous allons traverser une période durant laquelle les citoyens vont se rendre compte que ces politiques sont extrêmement coûteuses, tout en continuant à voir le climat se dégrader fortement. Ils jugeront ces politiques inefficaces – à tort ! Leur insuffisance ne doit pas être une raison pour ne rien faire. Il faut bien sûr poursuivre et amplifier la baisse de la consommation des énergies carbonées grâce au développement de technologies de substitution qui, fort heureusement, commencent à arriver à maturité. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER, LOU HÉLIOT & MANON PAULIC

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !