Les projections de l’Organisation des nations unies pour le milieu du XXIe siècle dénombrent des populations majoritairement déjà nées ; elles n’annoncent donc pas de bouleversements radicaux, à deux exceptions près : la poursuite de la croissance démographique africaine – 2,5 milliards d’habitants en 2050 contre 1,4 aujourd’hui – et la baisse inéluctable du poids de la Chine. Ce pays, qui est encore le plus peuplé du monde, va perdre 110 millions d’habitants d’ici à 2050 et sera dépassé par l’Inde dès 2023.

Échelle mondiale : deux inflexions majeures en Chine et en Afrique

Ces deux évolutions contrastées ont des conséquences importantes à l’échelle globale. La Chine, à la fécondité très réduite, voit sa population cesser de croître depuis cette année. Le vieillissement de la population et la politique de l’enfant unique, le manque de confiance dans l’avenir (la Chine enregistre le taux d’avortement le plus élevé des puissances économiques, à 49 pour mille contre 13 en France) et le coût élevé de l’éducation se conjuguent au vide de sens éprouvé par la jeunesse chinoise, qui consomme sans pouvoir maîtriser son avenir. Les experts y voient le principal échec du système imposé par un parti omniprésent. La Chine manquera de main-d’œuvre pour demeurer l’usine du monde ; le relais sera pris par la jeunesse éduquée de l’Inde, et il est probable que lors du XXe Congrès du PCC, qui vient de s’ouvrir, une place plus large soit faite aux technocrates pour asseoir la puissance chinoise sur la maîtrise des technologies de demain dans sa compétition avec les États-Unis, en vue de leur ravir la primauté.

Sur le continent africain, plus de la moitié des pays verront leur population doubler, surtout en Afrique occidentale – pays du Sahel – et orientale – Ouganda, Mozambique, Tanzanie, Éthiopie. Le rythme d’accroissement démographique est un défi central pour les gouvernements : répondre aux aspirations de populations qui comptent 40 à 45 % de moins de 15 ans et dont l’âge médian est souvent de 25 ans. Même si le continent africain reste le moins densément peuplé du monde, l’extension rapide de l’urbanisation et le rajeunissement de la population sont généralement considérés comme des facteurs crisogènes. Les responsables politiques se montrent le plus souvent peu favorables à des politiques de planification familiale.

Quand le pouvoir perd pied : les cas russe et iranien

C’est surtout aux échelles régionale et nationale que la réflexion doit porter pour éclairer la dialectique entre population et pouvoir. Deux exemples où l’actualité ne se comprend que mise en perspective. Au Kremlin, l’obsession du déclin démographique des Russes ethniques est clairement sous-jacente à la guerre de conquête en cours. Si les Ukrainiens, les Biélorusses et les Russes étaient un « seul peuple », la baisse continue du nombre des Russes ethniques – moins de 120 millions en 2010, moins de 100 en 2050 – serait en quelque sorte enrayée, dans un pays où l’espérance de vie est inférieure de près de dix ans à celle du continent européen, sous l’effet d’une forte mortalité masculine. Comme le notait Léon Trotski, organisateur de l’Armée rouge, une armée est à l’image des maux de sa société, en pire.

Au Kremlin, l’obsession du déclin démographique des Russes ethniques est clairement sous-jacente à la guerre de conquête en cours

Précisément, dans la guerre d’invasion conduite en Ukraine, la mobilisation militaire en cours touche d’abord les minorités non russes. Sur les 6 756 soldats déclarés officiellement morts en septembre 2022 – chiffre sous-estimé qu’il faut vraisemblablement multiplier par dix –, on ne compte que 24 Moscovites contre 306 Daghestanais et 276 Bouriates (selon le site Mediazona). En Crimée, la très grande majorité des conscrits sont des Tatars. La composition multiethnique de la Fédération de Russie, où les minorités atteindront le seuil de 30 % vers 2030, semble être un cauchemar pour le Kremlin, dès lors qu’une défaite en Ukraine relancera les mouvements d’autonomie au Tatarstan et dans les périphéries. Faut-il encore ajouter que 475 000 habitants ont fui la Russie au cours du premier semestre, et 260 000 depuis l’annonce de la mobilisation du 21 septembre ?

Les mollahs natalistes ont perdu le contrôle de la fécondité

En Iran, la population passera de 89 à 99 millions seulement. La transition démographique est achevée, et les mollahs natalistes ont perdu le contrôle de la fécondité, car l’indice synthétique qui la mesure est tombé à 1,7 enfant par femme – ce taux, le plus faible du Moyen-Orient, est même inférieur à celui de la France. Le pouvoir en est réduit à imposer un code d’invisibilité des femmes dans l’espace public ; c’est le combat d’arrière-garde d’un régime militaro-théocratique vieillissant qui touche lui aussi à sa fin. L’Iran n’aura bientôt plus les ressources humaines de ses ambitions régionales.

 

Patriotisme démographique : les exemples algérien, palestinien et irakien

On observe une évolution inverse dans l’ensemble Maghreb-Machrek. L’Algérie garde un avantage démographique sur le Maroc (60 millions contre 45 en 2050), en raison d’une fécondité supérieure, comme en Égypte. Dans tout cet espace, l’influence sociétale de la religion est forte, sauf en Tunisie. Au Moyen-Orient, le patriotisme démographique des Palestiniens a été clairement identifié : à l’horizon 2050, ils seront aussi nombreux que les Israéliens, en incluant les citoyens arabes d’Israël. La convergence démographique conduira-t-elle à un règlement politique durable, sous la forme de deux États en coexistence ou d’un ensemble binational ? De même, la très forte fécondité irakienne (indice synthétique de 3,4) explique une puissante hausse prévisible de la population, qui passera de 44 à 75 millions en 2050 ; elle est une forme de revanche sur les drames du passé et procède également de la concurrence politique entre les communautés. Si un accord politique durable entre elles était finalement trouvé, une renaissance irakienne se profilerait. Enfin, si les populations du Yémen et de l’Arabie saoudite sont équivalentes actuellement, l’écart sera significatif en 2050 – 55 contre 48 –, ce qui augure une rivalité très asymétrique.

 

L’argument démographique des populistes repris en Italie, en Hongrie et en Pologne

Dans le monde occidental, la divergence de trajectoire démographique entre l’Union européenne et les États-Unis emporte des effets de long terme. La population américaine continuera d’augmenter (de 338 à 375 millions). La fécondité du pays est élevée, proche de celle de la France, et son attractivité ne se dément pas, autant auprès des élites scientifiques innovantes que des migrants centre-américains laborieux. Les conditions d’un maintien de l’influence, de la puissance et de la prééminence sont donc durablement réunies, à moins que le système démocratique ne déraille de l’intérieur. 

La Serbie, la Bosnie, la Macédoine du Nord et l’Albanie figurent dans la liste des vingt pays du monde destinés à se dépeupler le plus

Les Européens de l’Union seront pour leur part 525 millions en 2050, freinés par les pays du Sud en reflux démographique – l’Espagne et surtout l’Italie, où l’Église catholique a reculé devant l’individualisme – et ceux d’Europe centrale – la Pologne, la Bulgarie – en baisse constante du fait de l’émigration. Il en va de même dans les quatre pays les plus peuplés des Balkans – la Serbie, la Bosnie, la Macédoine du Nord et l’Albanie – qui figurent dans la liste des vingt pays du monde destinés à se dépeupler le plus, en pourcentage, dans les trente prochaines années. Faute de pouvoir modifier les modes de gouvernement et d’action collective, on vote avec ses pieds en faisant le choix individuel du départ, le plus souvent vers l’Allemagne, laquelle trouve là une compensation à son faible dynamisme démographique.

La crainte d’un déclin démographique européen est l’un des arguments cardinaux des rhétoriques populistes : Dieu, patrie et famille. L’Italienne Giorgia Meloni l’exprime le plus clairement en revendiquant d’être une femme, dans la lignée du « fémonationalisme », l’extrême droite concevant en pratique les femmes uniquement comme des mères, seules à même de freiner le déclin démographique de la population européenne, blanche et chrétienne. Elle trouve des alliés en Espagne, en Pologne et en Hongrie. Il s’agit d’un mouvement de fond qui ne peut que s’amplifier en Europe. La question de l’immigration d’origine extérieure est ici secondaire. Du point de vue démographique, l’exception française d’une fécondité forte (1,8 contre 1,5 en moyenne européenne) demeure, liée aux politiques sociales permettant le travail des mères et le soin éducatif des enfants.

Démographie et stratégie : vers un monde polycentrique

Sur le plan géostratégique, il est possible de déduire de cette divergence démographique que l’Alliance transatlantique restera active, car les Européens auront besoin de la puissance américaine pour sauvegarder leur mode de vie et leur prospérité. Les investissements accrus dans la défense européenne, rendus nécessaires par l’instabilité de l’environnement européen et soutenus par une opinion plus âgée pour qui la longue durée historique fait encore sens, se réaliseront sous le contrôle politique de l’allié américain. Il faut du reste noter que les dirigeants de droite extrême, qui trouvent sans doute des appuis outre-Atlantique, consolident tous leurs liens avec les États-Unis, Pologne en tête.

De même, le vieillissement accéléré des populations de l’Extrême-Orient – en Chine, ainsi qu’au Japon, qui va perdre 20 millions d’habitants d’ici à 2050, et en Corée du Sud avec une baisse de moins 6 millions, soit 12 %, dans la même période – conduit à tempérer le pronostic d’un inévitable basculement vers l’Asie du centre de gravité des affaires mondiales. Avançons plutôt l’hypothèse d’un monde polycentrique, animé par la compétition de centres régionaux de pouvoir gardant leurs caractéristiques culturelles.

Les interactions entre les structures par âge des populations et le rapport à la paix ou à la violence politique ont fait l’objet de recherches approfondies. Le nombre n’est pas en soi un déterminant absolu. Certes, Louis XIV et Napoléon ont pu mener des guerres de conquête en s’appuyant sur la population la plus nombreuse d’Europe, mais un Royaume-Uni presque trois fois moins peuplé (8 millions contre 22 au début du XVIIIe siècle) a su les contenir en déployant sa marine et en gouvernant les vagues (to rule the waves). Ce qui semble plus essentiel est l’âge médian dans un pays donné, comme Henrik Urdal, qui préside l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (PRIO), l’a souligné en 2006, dans la revue International Studies Quarterly, à partir du concept de « poussée de la cohorte de la jeunesse » (youth bulge).

Ce monde plus âgé deviendra-t-il plus pacifique, installant une « paix des anciens » ? 

La cartographie des guerres civiles qui ont éclaté depuis un demi-siècle révèle la coïncidence entre la part prépondérante des cohortes jeunes (15-24 ans) et les crises intestines, du Maghreb aux Balkans et à l’Afrique centrale. Urdal estime que dans les pays récemment affectés par des conflits, la hausse de la cohorte des jeunes, combinée à de hauts niveaux d’exclusion, peut déboucher sur de nouvelles tensions et mettre en péril des accords de paix fragiles. Il cite les exemples du Sahel, de la Palestine et de l’Afghanistan. La jeunesse des talibans afghans, étudiants en religion élevés dans des madrasas et souvent orphelins de guerre, en est une éclatante illustration. La prévision démographique de la montée du nombre de cette cohorte âgée de 15 à 24 ans est un bon indicateur des crises prochaines, dans les pays de mauvais gouvernement et d’échec économique ou de captation des ressources. Or, les pays du Sahel et d’Afrique centrale se trouvent dans cette situation.

À l’inverse, le vieillissement des populations de l’Asie orientale favoriserait une demande de stabilité et d’ordre, propice à la croissance et à l’interdépendance économiques. Selon les projections de l’ONU, la part des anciens (plus de 65 ans) passera de 10 % en 2022 à 16 % en 2050. D’après les données fournies par la dernière livraison de Population et sociétés (« Tous les pays du monde », septembre 2022), elle est déjà de 30 % au Japon, de 20 % en Europe et de 17 % en Chine et aux États-Unis. Ce monde plus âgé deviendra-t-il plus pacifique, installant une « paix des anciens » ? 

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