Singapour s’apprête-t-elle à vivre son âge d’or, comme la Hollande du xviie siècle ? Un âge d’or économique et artistique avec tous les grands maîtres que l’on connaît, de Rembrandt à Vermeer. C’est Marc Restellini, patron de la nouvelle Pinacothèque de Paris, ouverte à Singapour en mai, qui aime tenter l’audacieuse comparaison entre le jeune tigre asiatique, qui possède la plus forte concentration de millionnaires de la planète, et la Hollande du XVIIe. Pronostic qui reste à confirmer : car si la Hollande est bien devenue un extraordinaire centre artistique et culturel dans l’élan de sa réussite économique, cette étape-là n’a pas encore été franchie par Singapour. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle en a l’ambition.

Après trois décennies menées avec pour seuls mots d’ordre croissance, dévelop­pement économique et excellence, la petite cité-État s’est donné de gros moyens pour ajouter une dimension culturelle à son rayonnement régional. Dès les années 1990, Singapour a commencé à mettre en place des infrastructures. En mars 2000, le plan Renaissance City a prévu qu’elle devienne une « ville de culture et d’art, globale et unique ». On vit alors apparaître des théâtres, des salles de concert, des lieux d’exposition, des musées nouveaux ou rénovés : le Singapore Art Museum (SAM), le musée Peranakan (lié au musée des civilisations asiatiques) qui passe pour le meilleur du domaine, en 2006 le « nouveau » musée national de Singapour. Une biennale fut lancée la même année. 

En 2011, le Suisse Lorenzo Rudolf donna à la ville sa première foire d’art contemporain ambitieuse, Art Stage, cofinancée par les autorités, et sur laquelle se greffe désormais chaque année une art week. En 2012, 17 galeries, principalement internationales, avaient été accueillies aux Gillman Barracks, d’élégantes casernes bâties dans les années 1930 par l’armée britannique, réparties à flanc de colline entre d’immenses arbres, qui devaient devenir le nouveau rendez-vous des amateurs d’art. Ici comme ailleurs, l’accent mis sur le Sud-Est asiatique permet à Singapour de s’affirmer (notamment par rapport à Hong Kong). Entre 2007 et 2013, le nombre d’entreprises dans le secteur de la culture a presque triplé. Le prochain et très attendu grand projet, sans doute en fin d’année, sera l’ouverture de la National Gallery, un vrai musée d’art de la taille du musée d’Orsay. Bref, le secteur se développe sans discontinuer.

Mais en dépit de cette volonté politique et d’indéniables succès, Singapour reste très loin d’un véritable « âge d’or ». Certaines galeries renoncent. Les Suisses d’Art Plural Gallery, qui animaient l’une des plus belles galeries de Singapour, ont plié bagage début avril. Sur les 17 galeries de Gilman Barracks, 5 ont aussi récemment annoncé leur intention de quitter les lieux. L’endroit n’a pas pris vie. De même, la foire Art Stage a déçu, même si elle a fêté ses cinq ans avec une participation record de 152 galeries et plus de 50 000 visiteurs. Indubitablement, il manque encore quelques maillons à l’écosystème artistique et culturel de Singapour. Christie’s et les autres maisons de ventes aux enchères internationales l’ont quitté dans les années 2000, se recentrant sur Hong Kong, mieux en prise sur la Chine. Le gouvernement de Singapour a réagi en permettant l’ouverture d’un port franc. Une prison de haute sécurité — scanner corporel, hauts portails, portes blindées de 7 tonnes — qui n’a rien d’un port et n’a pas non plus grand-chose de franc. « C’est une façon de dire zone sous douane », explique Yves Bouvier, le fondateur et gestionnaire de l’entreprise. Il s’agit d’un lieu de stockage ou de transit exonéré de droits de douane. Cette très confortable caverne d’Ali Baba serait remplie, selon l’estimation officielle, « à 90 % » d’œuvres d’art. 

En février de cette année, Yves Bouvier a été arrêté par la police monégasque et a passé trois jours en garde à vue, accusé d’escroquerie par un client russe qui lui reproche de lui avoir vendu des œuvres en se faisant passer pour un intermédiaire, alors qu’il en était le propriétaire. La procédure suit son cours. Depuis, Bouvier est rentré à Singapour où il a assisté, le 29 mai, au lancement de la Pinacothèque de Paris. Il nous a affirmé par courriel fin juin qu’il n’y avait aucune incidence sur le fonctionnement du Freeport : « Business as usual. »

« Ce port franc est aussi connu que celui de Genève », rappelle celui qui en est le premier client, François Curiel, président pour l’Asie de Christie’s. « Pourtant, malgré la présence de grands collectionneurs, sans ventes aux enchères et sans grandes foires, les échanges commerciaux sont peu nombreux », admet-il.

« Tout progresse : le niveau des musées, l’éducation artistique des enfants… Mais il faut leur laisser un peu de temps », observe Patricia Levasseur de la Motte, directrice de l’agence ACACEE, spécialiste de l’art contemporain du Sud-Est asiatique. Elle constate qu’il manque encore nombre d’experts, de conservateurs, de collection­neurs, d’amateurs, d’artistes... Quant aux vrais artistes locaux qui contestent la société, le gouvernement n’a pas encore prévu de leur faire une place au soleil. Il y a donc une petite scène artistique underground à Singapour. Un signe encourageant.  

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