En contraignant plusieurs milliards d’habitants à s’isoler chez eux, la pandémie a imposé la nécessité de repenser le voyage et l’évasion. Comment se déplacer depuis son canapé ? Parcourir une région lointaine sans prendre l’avion ? Ressentir l’émotion d’une randonnée en montagne, d’une plongée sous-marine ou d’une promenade dans les jardins du Taj Mahal ? Ces questions, qui animent depuis toujours les concepteurs de technologies de réalité virtuelle, ont pris, avec la pandémie, un sens nouveau et un caractère urgent. « On avançait à notre rythme et, d’un coup, tout le secteur s’est mis en ébullition », raconte Maud Clavier, réalisatrice et productrice de contenus VR – l’abréviation anglaise de « réalité virtuelle ».

Face à la crise, elle-même a dû s’adapter. Contrainte de mettre de côté ses projets de documentaires immersifs, elle s’est reconvertie provisoirement dans l’événementiel pour répondre aux défis du confinement, à savoir organiser des rencontres internationales à grande échelle en tenant compte de la fermeture des frontières. Elle a ainsi orchestré, en collaboration avec l’entreprise hollandaise XR Base, une rencontre dématérialisée entre des créateurs de start-up et des investisseurs. Par le biais d’un casque de réalité virtuelle, les avatars des premiers ont pu défiler sur une scène entièrement fictive, dérouler leurs argumentaires face aux avatars des seconds pour les convaincre d’investir dans leurs projets. Pour Maud Clavier, aucun doute, le voyage d’affaires sera la première branche du secteur touristique à se transformer sous le poids croissant de la réalité virtuelle et des contraintes écologiques et sanitaires. Festivals, congrès, conventions et séminaires « prendront d’abord une double forme, pendant deux ans peut-être, avec une version physique et une autre en ligne », prédit-elle. Puis, « la quasi-totalité du tourisme d’affaires » sera concernée. « On choisira de se rendre physiquement à un seul festival dans l’année et on vivra les autres virtuellement, pense la réalisatrice, pionnière dans son domaine. Les Français continueront par exemple d’aller à Cannes, mais plus à Tribeca [un quartier de New York où se déroule chaque année un festival international de cinéma indépendant]. »

L’industrie musicale pourrait connaître la même évolution. Pourquoi s’imposer plusieurs heures d’avion en l’espace d’un week-end pour assister à un concert, si celui-ci est disponible, en direct, sur des plateformes de VR ? Le 21 juin dernier, à l’occasion de la Fête de la musique, l’artiste Jean-Michel Jarre a donné un concert baptisé « Seuls ensemble », en direct de son studio de Bougival, en région parisienne. Au total, 600 000 personnes y ont assisté, partout dans le monde, sur différents supports – ordinateur, tablette, smartphone ou casque. Au pic du concert, 2 800 spectateurs étaient simultanément connectés via leur casque de VR, à l’intérieur duquel était projeté un univers entièrement dessiné pour l’occasion : l’avatar de l’artiste et ses instruments reproduits au millimètre près, ainsi que les avatars des spectateurs évoluant dans une fosse limitée à 40 personnes. « Chaque fois que le quota était dépassé, une nouvelle salle s’ouvrait avec un clone de l’avatar de Jarre », explique Louis Cacciuttolo, fondateur de la société VRrOOm, à l’origine de cette première mondiale. Si un spectateur se mettait à danser depuis chez lui, son avatar s’animait en même temps dans la fosse virtuelle, reproduisant ses gestes à l’identique. « Les utilisateurs pouvaient interagir, parler, danser ensemble dans le monde virtuel », poursuit-il, précisant que la VR ne consiste pas uniquement à s’isoler des heures derrière un casque, mais qu’elle peut aussi constituer une expérience « sociale » et « très humaine ». Louis Cacciuttolo imagine parfaitement la possibilité de combiner, à terme, un public réel avec un public virtuel, notamment grâce à l’avènement de la 5G. Ancien directeur de théâtre, il ne pense pas pour autant que la VR puisse remplacer l’expérience d’une vraie rencontre : « On ne va pas chercher la même chose, dit-il. La VR permet de réaliser des choses qui ne seraient pas possibles dans la réalité. Si Jarre veut changer dix fois de décor ou voler au-dessus de son public, il le peut. »

Faire vivre l’impossible est un axe de développement privilégié par les concepteurs de VR. Les musées y portent un intérêt croissant, et plus encore depuis le confinement. Dès septembre prochain, à l’occasion de son exposition sur Pompéi, le Grand Palais proposera une immersion à l’intérieur d’une maison romaine quelques minutes avant l’éruption du volcan, en l’an 79. Ce voyage dans l’espace et dans le temps donne pendant une poignée de minutes l’occasion de se promener dans le triclinium – l’équivalent de la salle à manger – d’une maison découverte lors de fouilles récentes. Les moindres détails sont reproduits, jusqu’à l’épaisseur de l’air, presque palpable, dans lequel flottent des grains de poussière virtuels. Déjà disponible sous forme d’application pendant le confinement, l’expérience VR a contribué au succès du programme « Pompéi chez vous » qui, en l’espace de six semaines, a attiré plus d’un million de visiteurs en ligne. Plus de 65 % d’entre eux se sont connectés depuis l’étranger ou la France, hors Île-de-France. Habituellement, ces personnes représentent seulement 30 % des visiteurs physiques. Pour Roei Amit, directeur en charge du numérique à la Réunion des musées nationaux (RMN), les musées ont leur rôle à jouer dans l’avenir nébuleux du tourisme : « L’objectif d’un musée a toujours été de faire voyager, de faire vivre, de faire sentir. Grâce au développement des outils technologiques et dans un contexte de restrictions sanitaires, ce lieu de culture peut proposer encore davantage. »

 

Au Louvre, musée d’art ancien le plus suivi au monde sur les réseaux sociaux, la technologie fait aussi partie intégrante de l’avenir. La VR s’impose comme un moyen de faire voyager des œuvres classiques potentiellement fragiles et peu transportables. Pour voir de près la Joconde, plus besoin de se rendre à Paris : l’application « En tête à tête avec la Joconde », lancée à l’occasion de l’exposition Léonard de Vinci, permet désormais de faire sa rencontre en réalité virtuelle. Pour la mettre au point, les concepteurs ont dû s’appuyer sur une documentation gigantesque et « imaginer sa posture, l’arrière de sa coiffure ou encore la loggia où elle se trouve », explique Dominique de Font-Réaulx, directrice de la médiation et de la programmation culturelle au Louvre, qui se réjouit que la VR impose un approfondissement des œuvres. Pendant le confinement, l’application a été téléchargée 16 000 fois, à la grande surprise du musée. « C’était un moyen de rester en contact avec le Louvre au moment où le musée ne pouvait pas recevoir de visiteurs », dit-elle.

Les concepteurs de contenus VR insistent : la technologie ne prétend pas remplacer une expérience in situ ni concurrencer le tourisme. « On cherche surtout à proposer des expériences irréalisables dans le réel », dit Victor Agulhon, cofondateur de Targo Stories, un média de réalité virtuelle qui produit des documentaires immersifs à 360 degrés. Revivre Notre-Dame, réalisé par ses équipes, offre notamment une plongée dans la cathédrale après l’incendie, alors que le monument est aujourd’hui inaccessible au grand public. À l’heure où le monde était confiné, When We Stayed Home proposait des balades guidées dans Paris, Tokyo, Venise et Jérusalem, quatre villes désertées. Une expérience immersive à revivre, dans quelques années, pour retrouver le goût d’un monde temporairement épargné par le tourisme de masse. 

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