Il y a quelque chose d’effrayant à regarder quel usage de l’histoire est fait dans l’arène politique à l’orée de la campagne présidentielle 2022. D’abord par le relais complaisamment donné aux mensonges historiques de grande ampleur que diffuse Éric Zemmour. On reste stupéfait devant les négations éhontées et répétées de la vérité qu’il profère, et qui, loin de délégitimer définitivement le personnage, contribuent à gonfler sa visibilité médiatique, suivant un modèle bien établi par Donald Trump outre-Atlantique. Non content de faire passer les coupables pour des sauveurs, en falsifiant la responsabilité de Pétain et de Vichy dans la déportation et l’assassinat des Juifs de France, ses contre-vérités en la matière ont d’autres effets pernicieux. En survalorisant une distinction entre Juifs français (prétendument protégés) et Juifs étrangers, qui n’eut jamais cette netteté durant la Seconde Guerre mondiale, il accoutume les esprits à séparer les vies de valeur et celles qui en auraient moins, avec d’évidentes arrière-pensées au présent. Il contribue enfin à l’affaiblissement général du rapport à la vérité et à ce que constitue un fait établi.

Mais, en dépit du scandale que constituent ces tromperies, de la toxicité irrespirable de l’espace public qui en découle, les mésusages actuels du passé ne se limitent pas à ces sordides manipulations. Ce qui doit, au fond, nous alerter collectivement relève d’une incapacité d’une partie de la classe politique et médiatique à penser l’avenir. Disons-le nettement : pour l’historien qui signe ces lignes, la Seconde Guerre mondiale est un objet d’étude, d’intérêt légitime, de souvenir ému, mais elle ne saurait en aucun cas être un thème de campagne présidentielle. Pas plus, à vrai dire, que la révolte de Louise Michel, le règne de Napoléon, les visions de Jeanne d’Arc, ou que toute autre époque mobilisée à des fins politiques, pour souder des partisans ou pour cliver l’électorat.

Quand partout, au présent, les coutures du monde se défont, que l’urgence sanitaire, sociale, climatique nous impose de repenser de fond en comble le fonctionnement de nos sociétés, se tourner vers le passé au moment des choix politiques décisifs est plus qu’une diversion : une faute. Une faute envers les « générations futures », ainsi qu’on a coutume de dire, comme si ce futur ne déployait pas déjà ses drames dans les canicules et la pandémie. Mais aussi une faute intellectuelle, dans le rapport au passé lui-même. Pour qui a fait de l’histoire son métier, rien n’est plus triste que d’assister aux usages identitaires du passé, d’entendre tant de gens se référer à des époques anciennes comme à des miroirs où se retrouver, individuellement ou collectivement.

Comme si Gaulois, Francs, Vikings ou « poilus » avaient quoi que ce soit de commun avec nous. Comme si le monde n’avait pas irrémédiablement changé, ainsi que les appartenances, les familles politiques et les enjeux de l’heure. Comme si la France des années 2020 ne ressemblait pas bien davantage à ses voisins qu’au pays de Richelieu, de Fernandel ou même de François Mitterrand. Prenons acte du fait que le passé même proche constitue un ailleurs, un lointain, un réservoir – fascinant mais improductif – d’altérités et de différences. Un support de nostalgies et de rêveries, sans doute, mais pas de projets. En un mot : libérons-nous de l’illusion selon laquelle on pourrait puiser dans les exemples de l’histoire, plutôt que dans les urgences du présent, la matière de nos choix politiques. 

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