Je ne veux pas commenter dans le détail les délires historiques et politiques de Poutine : ce serait se perdre dans un labyrinthe dont la construction est totalement biaisée. Discuter son affirmation de l’inexistence de l’Ukraine et de l’existence d’un État centralisé russe depuis 862, c’est du même niveau que considérer que l’État centralisé français aurait été créé par Vercingétorix. On est en face d’une mythologie délirante qui ignore délibérément le monde réel.

Il n’y a rien de nouveau dans ce discours poutinien, sinon une espèce de contentement de celui qui sait qu’il a, en quelque sorte, changé l’ordre du monde. C’est l’ambition du pouvoir sans limites de se permettre d’annihiler toute vérité objective. Il y a une violence qui n’est pas de ton mais de fond, l’expression de la force brute qui me fait penser à une rhétorique du viol – une prise de pouvoir sur la réalité –, une suppression pure et simple de l’histoire.

« Il faut pouvoir continuer de distinguer le camp de la vérité et de la démocratie. »

Tout n’est certes pas faux dans le discours aberrant de Poutine. De fait, à l’époque de la guerre entre Cosaques et Polonais au xviie siècle, l’hetman Bogdan Khmelnitski a bien demandé de l’aide au tsar de Moscou. De même, les pays baltes portent une cible identique à celle de l’Ukraine : l’héritage des collaborateurs du nazisme, qui est un vrai problème. Il y a eu, jusqu’à récemment, une glorification de combattants nationalistes qui se sont battus contre l’URSS, en s’alliant à Hitler. Et le bataillon Azov, qui lutte héroïquement contre les envahisseurs russes, est à l’origine une excroissance du post-nazisme. Ces choses sont complexes, et Poutine en profite pour discréditer tout l’élan vers la démocratie de la société ukrainienne. Tout cela est tragique, mais ce n’est pas une raison pour se laisser corrompre par le discours de Poutine, dont la base est perverse : il faut pouvoir continuer de distinguer le camp de la vérité et de la démocratie.

Nous vivons un temps de violences militaires, sociales et symboliques. Les référents de la réalité ont été effacés par l’expression d’un sentiment de morgue. Cette morgue n’est pas le monopole de Poutine, elle est la même chez Trump. Trump et Poutine partagent le culte du rapport de force : puisque je peux le faire, je le fais. Ce n’est pas pour rien que cet entretien a été accordé à un clone de Trump. Par son intermédiaire, on aboutit à un tour de passe-passe : comme si Trump parlait à Poutine et Poutine parlait à Trump. Ou, plus exactement, comme si Poutine prenait le pouvoir en faisant de Trump sa marionnette. Ce n’est sûrement pas un hasard si deux jours plus tard, Trump a tenu ce discours hallucinant dans lequel il invitait la Russie à envahir les pays membres prétendument débiteurs de l’Otan.

« La violence du discours poutinien se double d’une victimisation, qui est l’un des ressorts essentiels du nationalisme. »

La violence du discours poutinien se double d’une victimisation, qui est l’un des ressorts essentiels du nationalisme. C’est un discours automatique auquel il est impossible d’opposer la moindre rationalité, un discours qui n’appelle que la réplique de la force. Or il n’y a pas de démonstration de force de la part de l’Europe, qui fait preuve d’une inanité atterrante, et des États-Unis, qui sont en train d’opérer un retrait radical de la scène internationale.

Il y a deux ans, je pensais qu’il était impossible que Poutine gagne, pour de nombreuses raisons qui restent valables aujourd’hui : la corruption du régime russe, notamment, et son incapacité à produire quoi que ce soit qui fonctionne réellement. Ce que je n’imaginais pas, c’était le degré de ce que j’appelle l’in-volonté, la non-volonté de l’Europe. Dès avril-mai 2022, pourtant, avant la contre-offensive des forces ukrainiennes, j’avais écrit dans une de mes chroniques sur Facebook que je m’inquiétais du désir de certains dirigeants occidentaux de préserver Poutine. « Il ne faut pas humilier la Russie », cette phrase d’Emmanuel Macron m’avait frappé, mais je n’imaginais pas à quel point elle sonnait le glas des espoirs.

Une victoire de Poutine laisserait l’Ukraine exsangue, et ce serait un désastre pour toutes les démocraties du monde, un pouvoir absolu accordé non pas à la Russie, mais à la Chine. Si Poutine gagne, c’est la fin de la lettre et de l’esprit des traités internationaux. C’est le règne sans partage de la force brute. C’est l’accélération de la montée du fascisme dans le monde, une montée qui est aussi le fruit des contradictions internes des sociétés occidentales. On évoque un danger populiste au niveau de l’élection européenne, il est plus que réel, mais ce n’est rien comparé au possible retour de Trump à la présidence américaine.

On ne rappellera jamais assez l’importance de la déstabilisation par les Russes de nos démocraties, et cela ne date pas d’hier. Je me souviens qu’en 2013, trois chaînes de télévision russes s’étaient déplacées à Carhaix en Bretagne pour couvrir le mouvement de protestation des Bonnets rouges, faux mouvement populaire lancé par le grand patronat breton.

On perçoit aujourd’hui une usure dans la société ukrainienne, mais on ne peut qu’être admiratif de son extraordinaire résistance. Il convient aussi de s’interroger sur ce qui se passe côté russe : autant l’Occident fait preuve d’une faiblesse confondante, autant les signes d’un pourrissement de la société et du régime russes sont flagrants. Boris Nadejdine, le candidat à la présidentielle invalidé par le Kremlin, a recueilli des soutiens par millions alors qu’en Russie, il était un parfait inconnu. Je reçois de nombreux témoignages sur le fait que la haine dans la société est en train de s’installer dans des familles. De même, on dit que l’économie russe résiste, mais ce n’est dû qu’au développement des dépenses militaires sous perfusion de l’État. Il n’y a absolument rien de vivant dans ce pays, à l’exception de l’industrie de guerre. La faiblesse occidentale n’en paraît que plus absurde et scandaleuse. 

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