La catastrophe pandémique que nous traversons depuis plus d’un an restera le symbole d’une agression caractérisée contre les seniors, les aînés, les vieux, les fragiles… Les plus âgés sont en effet les principales victimes du virus. En France, 93 % des morts du Covid ont plus de 65 ans. L’espérance de vie en 2020 a diminué de quatre mois pour les femmes et de cinq mois pour les hommes. Les aînés ont dû aussi faire face à l’aggravation de leur isolement et à ses conséquences. En effet, la crise a pris de court tout le pays, contraignant l’État à des mesures d’urgence dédiées à la protection des aînés qui ont souvent entraîné pour eux un isolement brutal. On peut y percevoir la tentative complexe, dans un contexte inédit, d’articuler « devoir de sécurité » et « respect des libertés ». Des aînés vivant à domicile ont également dû supporter une diminution drastique des visites de leurs proches, des soignants et des acteurs du soutien à domicile. Combien de personnes âgées ou fragilisées ont ainsi vu leur vie basculer, s’éroder, disparaître ?

Les pénuries de matériels (masques, gel hydroalcoolique, respirateurs) ont également contribué au mauvais traitement des plus âgés. Face à cette situation, des choix dramatiques ont été faits : tri des patients en fonction de l’âge, réquisition de masques dans les Ehpad. Le manque de ressources matérielles et humaines a renforcé les angoisses et l’isolement des seniors en manque de présence, de soutien et d’accompagnement.

Après l’urgence, les autorités ont au fil du temps réajusté les choses : visites en établissement, équipement des Ehpad en masques… Si les seniors ont été protégés en priorité, ils sont apparus, aux yeux de certains, comme les responsables de la situation, les fauteurs d’une crise économique au détriment des plus jeunes, les causeurs de confinement, les fragiles en trop, les pousse-au-couvre-feu… Il y a toujours des volontaires pour tenter de (re)jouer la guerre des générations. Pour les vaccins, l’État a décidé de donner priorité aux plus âgés. Certains y ont vu un passe-droit ; d’autres ont exprimé la crainte que les aînés servent de cobayes, alors même que les plus âgés sont les plus favorables à la vaccination et les plus confiants dans la médecine – selon un sondage Odoxa datant de décembre 2018, les 18-24 ans sont à peine 75 % à se déclarer confiants dans la médecine, contre 94 % des plus de 65 ans.

Surtout, les aînés ont largement été infantilisés durant la période, à travers la multiplication des discours moralisateurs. Pensons à la polémique de mai 2020, lorsque certains experts proposaient de maintenir les plus de 65 ans (ou 70 ans) confinés tandis que les plus jeunes, les « normaux », les actifs pourraient s’ébattre en liberté. Le gouvernement a clairement récusé cette idée. Difficile de défendre cette position d’exclusion alors que les seniors avaient été sollicités en masse pour aller voter, tenir les bureaux de vote et que nombre d’entre eux, élus communaux, s’étaient investis avec force et dévouement dans l’organisation de la solidarité de proximité dans des milliers de villes et villages.

La tentation du confinement séparé est réapparue en janvier 2021, mais cette fois sur le mode d’un appel au volontariat. Rappelons que la très grande majorité des plus de 70 ans s’est d’elle-même protégée et a su recourir aux mesures-barrières… Rappelons que les aînés sont capables de décision, de prise de risque… Un sujet qui en soit n’est pas nécessairement un « débat interdit », mais qui réclame d’être posé sur un plan politique, éthique et démocratique.

Rappelons aussi que la période que nous traversons a été très largement marquée par des actes de solidarité minuscules entre les générations : la société du confinement n’est pas le confinement de la société. Des jeunes et des personnes âgées se sont entraidés, des jeunes ont aidé d’autres jeunes, des seniors ont soutenu des personnes fragiles, des enfants ont adressé des dessins à des habitants d’Ehpad…

D’une certaine façon, ce retour d’une maladie oubliée a aussi été marqué par la résurgence de représentations négatives et méprisantes du vieillissement. Les aînés ont largement été décrits comme fragiles et faibles. Et l’âge est devenu la norme unique propre à définir une personne. Dans les discours dominants, être âgé est associé à la faiblesse et à la nécessité de protection, sans que les intéressés aient leur mot à dire. Pour paraphraser Pasolini, ce n’est pas que les vieux ne parlent pas, c’est que l’on a oublié de les écouter.

Sur les plateaux télé, les médecins, les scientifiques, les politiques n’ont cessé de chapitrer les plus âgés. Ce type de discours omet que les plus de 75 ans sont des adultes et des citoyens, que des millions de retraités sont actifs dans les associations ou dans les communes, auprès de leurs amis et de leur famille, comme aidants d’un proche en fragilité… Comme si les plus âgés n’avaient pas pleinement conscience d’être dans le viseur du Covid… Comme si une grande partie des seniors n’étaient pas en bonne forme… Des personnes bien plus jeunes ayant une maladie chronique, une santé mentale fragilisée ou un mode de vie délétère, ne sont-elles pas aussi en danger face au Covid que des personnes de plus de 75 ans pratiquant régulièrement le sport, ayant une alimentation équilibrée et utilisant des approches de prévention telles que des médecines complémentaires et alternatives (MCA) favorisant leur qualité de vie ? Au moment du premier confinement, un collectif de 60 acteurs du secteur (élus, anciens ministres, habitants, etc.) et 8 000 votants (consultation citoyenne) ont participé aux états généraux de la séniorisation de la société, avec pour objectif de repenser la loi grand âge, non pas uniquement « pour » mais « avec » les citoyens, dont les seniors. Sonia, 93 ans, concluait le premier cahier citoyen de ces états généraux, en évoquant le « respect » dû aux gens âgés et le besoin d’améliorer « sensiblement ces bouts de vie qui leur restent ».

Plus encore, la catastrophe du Covid restera comme le temps où la vision monolithique des seniors a balayé les nuances et a empêché de saisir que les 17 millions de plus de 60 ans ne se ressemblent pas. Il n’y a pas qu’une manière d’être senior.

Les seniors d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, ils ont été influencés par les transformations économiques, sociales et culturelles de l’environnement. De la même façon que « la » jeunesse n’existe pas, les seniors sont pluriels. Qui peut dire l’âge de la « jeunesse » et celui de la « vieillesse » ?

En fonction des styles de vie, des parcours biographiques, des lieux d’habitation et des origines sociales et culturelles, il est possible de distinguer au moins quatre types de seniors, comme je le proposais dans le livre L’Invention des seniors (Pluriel, 2007).

Les « seniors traditionnels » (SeTra), âgés de 65 à 85 ans, développent des comportements à l’image de ceux de leurs aînés et conservent un grand sens de leur rôle social, venant en aide à leurs petits-enfants et à leurs propres parents. Ils sont très sensibles aux questions de sécurité, inquiets pour le financement de leur grande dépendance et concernés par la dégradation de l’environnement. La pandémie a d’ailleurs renforcé leurs angoisses.

Les « seniors fragilisés » (SeFra), souffrant souvent de solitude, peuvent subir une dégradation physique, mentale, morale ou économique. Pour beaucoup, les confinements ont accéléré les phénomènes de glissement.

Les « boomers bohèmes » (BooBos), jeunes seniors de 50 à 70 ans, forment de fait une nouvelle catégorie sociologique et représentent une autre façon de vivre la retraite, cet après-midi de la vie. Ces BooBos bénéficient du triangle d’or symbolisé par du temps disponible, un pouvoir d’achat convenable et une bonne santé. Ils sont les premiers à s’investir dans les associations ou dans leur commune. Pour les quinquagénaires, on peut aussi évoquer la figure des « quincados », qui refusent de renoncer à leurs aspirations et à leurs désirs.

La crise du Covid – et en particulier le premier confinement – a donné « un coup de vieux social » aux BooBos qui se sont retrouvés étiquetés par la société et les experts en tout genre comme des personnes « à risque »… Le psychologue Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées, a montré que l’enfant qui prend conscience de l’écart qu’il y a entre sa réalité et l’image de l’enfant idéal renvoyée par les adultes doit se trouver d’autres normes. Les BooBos ont fait le même travail durant la crise pandémique.

Enfin, les boomers fragilisés (ou BooFra) sont des BooBos devenus plus fragiles en raison de l’avancée en âge et de la survenue de handicaps ou de maladies. Bien qu’affaiblis, ils entendent toujours revendiquer attention et confort. Dans leur grande majorité, ils ont très mal vécu les confinements et couvre-feux et la solitude qui va avec.

Devant la diversité des situations des personnes âgées, cette catastrophe sanitaire a montré l’urgence de renforcer les emplois d’accompagnement, de mobiliser des médecines complémentaires pour soutenir la qualité de vie des personnes fragiles et de diversifier les modes d’habitat. Pour ce faire, rajeunir le regard porté sur les seniors va devenir une urgence post-Covid ! 

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