J’apprends la tragédie de ce nouveau naufrage en Méditerranée au moment où je suis à Taormine, en Sicile, avec ma troupe de théâtre. Nous avons conçu pour l’Italie deux spectacles, l’un sur l’effet Maradona, l’autre sur Fellini et le rêve. Un moment informel que je commence en racontant une petite histoire destinée à faire rire le public. Un bon chrétien se fracasse contre un platane, se tue, et est immédiatement transformé en ange. Il plane, vit une première éternité, croise un ange, le salue aimablement. Un jour, au fin fond de l’éternité bleutée que représente le paradis, il aperçoit une petite porte. Saint Pierre lui dit que c’est la porte des enfers. Puis-je visiter ? Oui, mais tu as droit à une nuit. Demain, tu devras reprendre ta place au paradis. Curieux, le bon chrétien y va. À peine a-t-il refermé la porte qu’il est ébloui par une lumière merveilleuse. Il entend des feux d’artifice, des bouchons de champagne sauter et des orgasmes polyglottes. Il passe une nuit d’enfer ! Le voilà de retour dans l’éternité. N’y tenant plus, il dit à Pierre qu’il est un effroyable pécheur, et que sa place est en enfer ! Qu’à cela ne tienne, il y retourne. Une fois la porte refermée derrière lui, il se trouve dans une terrible obscurité. Plus de feux d’artifice, plus d’orgasmes… C’est une nuit effroyable peuplée de hurlements de douleur. Puis le voilà jeté dans une marmite d’eau bouillante, on lui crève les yeux, on lui arrache les oreilles, lui coupe le nez. Le pauvre chrétien hurle : « Mais ce n’était pas comme ça la première fois ! » Alors un petit diablotin lui murmure à l’oreille : « Eh oui, petit imbécile ! il ne faut pas confondre tourisme et immigration. »

Inhumanité absolue de la position européenne. Comme si le droit de secourir des personnes en danger se discutait !

Le public se marre. Gigantesque rire, soit français, soit italien. Après, je dis que des dizaines de milliers de personnes se sont noyées en Méditerranée. J’établis les responsabilités européennes. La mort du droit maritime. Et je demande : « Savez-vous quel est le mot le plus répandu chez les immigrés quand ils arrivent chez nous ? » Je l’ai vérifié. Ce mot, c’est pardon. Ils ont si peur de déranger. Pardon de déranger s’ils doivent demander des papiers, pardon s’ils sont malades. Pardon quand on se met à leur parler normalement, vu ce qu’ils ont enduré de violences pour arriver jusqu’à nous. Ensuite vient le mot merci, mais pardon vient d’abord. Ça jette un froid, ça donne un peu à penser, au moins à la surface des sensibilités.

Ensuite, je fais une proposition totalement inapplicable, qui est le boycott radical de la Méditerranée, dans laquelle je ne me baigne plus depuis des années pour une raison simple : on ne va pas jouer sur la tombe de ses frères. C’est un peu enfantin, mais je fais avec mes moyens. Je me sens comme en deuil. C’est parfois impossible de partager ce ressenti. Une responsable de festival m’a demandé à propos du récent drame au large de la Grèce : « Mais de quels noyés parlez-vous ? » Elle n’était tout simplement pas au courant ! Difficile parfois de faire ressentir le caractère réel de ce qui est arrivé. On est dans des mondes très différents. J’ai l’impression que ma génération a partie liée avec la souffrance car elle a connu intimement la guerre. Peu à peu les générations suivantes l’ont ignorée. Elles ont construit leur identité sans le modèle de parents martyrisés, héroïques, infâmes ou attentistes. La guerre coulait dans nos veines. J’avais lu les livres de Sebastian Haffner, L’Espèce humaine de Robert Antelme, les livres de Primo Levi ou de David Rousset. Tous disaient l’effroyable inhumanité de la guerre. Ces auteurs sont morts, leurs livres d’une certaine façon ont disparu avec eux. Je date cette insensibilité du lendemain de la chute du mur de Berlin. Les années 1990 ont sonné le glas, en tout cas en librairie, donc dans les esprits, des sciences humaines et des sciences sociales. Voilà mon intuition.

On ne voit rien, donc on est innocents... Tragique arithmétique

En écrivant Eux, c’est nous pour la Cimade en 2015, je voulais écrire une histoire de l’immigration selon nos besoins et nos rejets. Ceux sur lesquels on tape aujourd’hui sont toujours les bienvenus quand nos besoins sont pressants. C’est la démonstration par la réalité des troglodytes de Montesquieu dans les Lettres persanes. Il théorise ce que nous vivons depuis un siècle avec l’acceptation et le rejet de l’immigration, en fonction de nos besoins et de nos trouilles.

La tragédie de ce bateau la semaine dernière nous montre l’inhumanité absolue de la position européenne et de ses effets concrets. Comme si le droit de secourir des personnes en danger se discutait ! Des commandants de navire reçoivent l’ordre de contourner les lieux où les gens se noient, mais aussi les zones d’où ils pourraient être sollicités. L’argument est : la compagnie nous demande de nous éloigner, on ne voit rien, donc on est innocents... Tragique arithmétique. Si le premier mot de ceux qui réussissent à franchir la Méditerranée est pardon, je me demande, moi, comment ils nous pardonneront ça. Et comment pourrons-nous nous le pardonner ? À traiter comme nous le faisons les migrants qui prennent tous ces risques, croyant trouver chez nous le paradis, on pourrait voir un jour ou l’autre ce paradis devenir un enfer comme le leur. Mon seul espoir est d’être devenu un vieux con qui fait des bilans désastreux. 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

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