Le roman n’impose rien. Il est moins péremptoire qu’une kalachnikov, moins despotique qu’un discours prononcé en chaire, il n’est pas invasif comme un parfum ni même agaçant comme le vrombissement d’une mouche. Le roman est une liberté : tu l’ouvres, tu le refermes à volonté, tu peux même l’abandonner inachevé sur un banc, tu ne lui dois rien. Nul besoin de finir ton assiette ! Il se grignote par petits bouts ou se boit cul sec. Certains l’ouvrent au hasard et se contentent d’y picorer quelques lignes avant de décider de s’y glisser ou non. Il y a tant de façons de le déguster.

Le roman est un véhicule à mille vitesses, une porte, une multitude de voix. Il témoigne des grandes révolutions sociales, des métamorphoses de nos regards, de l’avènement de l’intime. C’est un espace à déplier, à partager, de fines tranches de texte à laisser fondre à voix haute sur le bout de sa langue, un paradis artificiel, une chambre à soi, un coup d’un soir à voix basse, un tissu de mots, un textile troué à ravauder en silence aux couleurs de sa sensibilité, de sa sensualité.

Le roman est une graine. Et qui sait ce qu’il fera surgir en nous, car cette matière du livre devient la nôtre.

Comment se démêler des romans lus ?

Comment savoir ce qu’on leur doit ?

Le pouvoir du roman est subtil et lent.

J’ai été un homme bien des fois, j’ai été fou, étranger, esclave, fils de pute, idiot, j’ai été Michel-Ange, j’ai été une lignée et un enfant adultérin, j’ai tué, aimé, migré, enfanté, désiré, j’ai joui et souffert. Je suis morte tant de fois. J’ai trouvé l’autre à l’autre bout du monde tout en m’enfonçant au plus profond de moi. J’ai touché l’humanité, senti une force commune, une immense empathie par la grâce d’un millefeuille de papier, et le souffle de l’auteur s’est mêlé à mon souffle pour faire œuvre. Les romans lus et oubliés m’ont dissoute et étoffée, multipliée et unifiée. Certains me hantent la nuit.

Je suis un peu ici et un peu là. Je suis ce livre que je porte au-devant de mon corps à bout de bras, bouclier de papier, je suis l’écran où s’enfonce mon regard dans ce petit troquet et l’au-delà de la page. Dans ma bulle, hors du temps, j’explore le monde, je sillonne les possibles, je vis Calcutta, je visite Dublin, je chronique Mars. Je m’absente à moi-même en me plongeant dans une sublime solitude peuplée de personnages à animer. Le roman est un courant intime qui remue nos profondeurs et fait parfois remonter des souvenirs oubliés tout en nous entraînant au-dehors dans des mondes que nous n’avons jamais vus, jamais visités.

Le roman n’impose rien, il se perd, se déchire, se laisse contester, biffer, surinterpréter, adapter. Même radical, il nous assouplit, c’est un exercice de tolérance qui nous aide à baisser la garde, nous permet de comprendre l’autre, de vivre ensemble, d’imaginer demain.

Je suis une bibliothèque de possibles, je suis de chair et d’encre.

Je suis lectrice de romans… 

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