Le féminisme est-il encore une idée neuve en France ? 

Pas neuve mais intemporelle, permanente. Ce sera le cas tant que les femmes resteront discriminées, en dépit d’une égalité formelle reconnue dans les pays occidentaux. En France, la vigueur du féminisme est toujours la conséquence d’une revendication inaboutie : l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. 

Quelles ont été les grandes victoires de la lutte des femmes depuis la publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, en 1949 ?

Nous avons acquis tout d’abord le droit d’échapper à la contrainte de procréation avec les lois autorisant la contraception et l’interruption volontaire de grossesse. L’impératif de la procréation handicapait les femmes dans la poursuite de leurs études et dans leurs démarches professionnelles. Si elles décidaient d’avorter, elles mettaient leur santé ou leur vie en péril. La crainte de « tomber enceinte », comme on disait à l’époque, bloquait aussi chez certaines l’accès au plaisir. Cette levée de la contrainte procréative a ouvert la voie à une révolution totale.

Puis, il y a la levée de la contrainte de l’âge, en 1974, lorsque la majorité est passée de 21 à 18 ans. Les filles, plus que les garçons, étaient alors soumises à l’autorité des parents. En même temps, la loi autorise l’éducation sexuelle à l’école. C’est soft mais c’est une amorce. Autre fait marquant, la levée de la contrainte de la violence : les femmes hésitent à en parler, et encore plus à porter plainte. En 1980, le viol est redéfini juridiquement comme un crime contre la personne, après un long combat. Jusque-là, il était peu réprimé et surtout vécu comme une atteinte à l’honneur des familles.

Enfin, en 1982, la levée de la norme hétérosexuelle permet d’établir la majorité sexuelle à l’âge de 15 ans pour tout le monde, homosexuels comme hétérosexuels. Toutes ces mesures nous ont fait passer d’une société post-vichyste à une société post-soixante-huitarde. 

Diriez-vous qu’il y a eu une année charnière ? 

Oui : 1956. C’est la fondation de l’association La Maternité heureuse par les docteurs Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé et Pierre Simon. Ils demandent la légalisation d’une contraception moderne. En 1960, La Maternité heureuse devient le Planning familial. Le premier centre ouvre à Grenoble en 1961. On y donne des informations et propose des diaphragmes commandés en Angleterre sous couvert de commandes de livres, car à l’époque c’est illégal. Puis la loi Neuwirth sur la contraception (1967) et la loi Veil légalisant l’IVG (1975) sont votées. Toutes ces victoires ont profité aux femmes comme aux hommes, qui n’ont plus été sommés de « faire attention ». Il a fallu se battre pour des libertés qui semblent des évidences aujourd’hui. 

Le féminisme a-t-il aujourd’hui réalisé ses promesses ?

Il reste les inégalités salariales liées au fait que les femmes n’accèdent pas aux mêmes « postes de pouvoir ». Elles sont présentes dans tous les secteurs professionnels, mais plus on monte en hiérarchie moins elles sont nombreuses. C’est la loi de la pyramide qui se confirme un peu partout. À l’Assemblée nationale, il y a moins de 30 % de femmes. La loi sur la parité est contournée. Rien n’oblige un parti politique à présenter des femmes dans des circonscriptions gagnables. 

La lutte contre le harcèlement sexuel est-elle aussi une priorité ?

Absolument. Avec cette difficulté que les victimes qui portent plainte prennent le risque d’être à leur tour poursuivies par les auteurs pour dénonciation calomnieuse. La lutte contre le harcèlement a été réactualisée par l’affaire DSK en 2011. La politique reste un milieu d’hommes en situation de pouvoir ou de notoriété qui se croient au-dessus des lois, éprouvent un sentiment d’invulnérabilité. C’est vrai dans d’autres milieux. C’est une perpétuation du droit de cuissage, le droit du patron. 

La France est-elle toujours une société patriarcale ?

Il ne faut pas être dans la caricature. Certes, la société française est encore pénalisante pour les femmes mais elles sont libres pour la plupart. Elles travaillent, elles sont autonomes financièrement. Globalement, elles ne sont plus soumises à un père ou à un mari, divorcent, disposent de leur corps. Présenter les femmes comme des victimes est contre-productif et leur affecte une posture d’inférieures.

Quel est l’état du mouvement féministe en France ? 

Il apparaît souvent fragmenté et connaît des affrontements très vifs – sur la prostitution par exemple, lors du vote de la loi du 6 avril sur la pénalisation des clients. Trop de féministes ont parlé à la place des prostituées, les réduisant à des victimes aux mains de réseaux. Or ce n’est pas exact, on ne peut pas généraliser, et cette loi va conduire les prostituées vers plus de clandestinité, donc plus de violence et de dangers sanitaires.

Le mouvement féministe est en tout cas vivant, important grâce aux réseaux sociaux qui lui offrent une remarquable caisse de résonance : des mobilisations, des manifestations réunissent rapidement des milliers de personnes. Les médias lui servent aussi de relais et il existe de grandes figures comme la philosophe Élisabeth Badinter. On peut citer aussi Caroline De Haas, ancienne porte-parole de l’association Osez le féminisme !, Anne-Cécile Mailfert de la Fondation des femmes et Morgane Merteuil qui a été secrétaire générale du Syndicat du travail sexuel (STRASS) de juin 2011 à juin 2016. Et encore les universitaires Michelle Perrot et Christine Bard. Selon les moments et les luttes, des associations se saisissent d’un combat. Par exemple, Ni putes ni soumises a été un mouvement important qui a mis en lumière ce qu’il se passe dans les quartiers et les traitements inégalitaires subis par les filles des communautés musulmanes. 

L’un des rôles du mouvement féministe serait-il d’apporter des réponses au sort de ces femmes ?

Ces filles sont soumises à la domination masculine, à leurs pères et leurs frères aux yeux desquels il est fondamental qu’une femme arrive vierge au mariage et qui, en conséquence, leur imposent des consignes très strictes. J’en ai rencontré plusieurs lors de mon enquête sur la vie sexuelle en France. Dès qu’elles ont leurs règles, elles sont surveillées car l’honneur des familles est lié à la virginité des filles. Une fois mariées, elles doivent obéissance à leur mari. Les préceptes religieux et culturels se mêlent. Au Planning familial, de plus en plus de musulmanes viennent demander des aides pour des réfections d’hymen car il est hors de question d’arriver au mariage avec un hymen « abîmé ». Les crimes d’honneur existent encore…

Pourquoi le mouvement féministe en parle-t-il si peu ? 

Cela me navre mais pour des féministes de gauche, et surtout d’extrême gauche, risquer de passer pour islamophobes en se battant frontalement contre les règles sexistes imposées par l’islam est inenvisageable. On a le même problème dans l’ensemble du champ politique. Il ne faut surtout pas être taxé d’islamophobie.

Les événements de Cologne ont-ils été l’expression d’une fracture culturelle ? 

Il y a une telle différence entre l’endroit d’où ces jeunes hommes viennent, la façon dont ils ont été socialisés, et le lieu où ils arrivent ! Ici, ils sont seuls, célibataires, dans un pays où les femmes sont libres et habillées comme elles veulent. Dans ce contexte, ils raisonnent comme on pouvait le faire en France il y a un siècle : une femme est soit une maman, soit une putain. C’est malheureusement le fruit de leur éducation.

Percevez-vous une évolution des mouvements féministes sur la question de l’islam ? 

Il n’y a pas de grande mobilisation sous prétexte de ne pas stigmatiser une communauté. C’est un terrain tellement miné ! Du travail en perspective…  

 

Propos recueillis par LINDA CAILLE et LAURENT GREILSAMER

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