Avant l’irruption de la modernité, quels étaient les liens entre religions établies et croyances occultes ?

Dans le monde dit traditionnel, la religiosité centrale et les croyances périphériques s’inscrivaient dans un même moule croyant. Si on prend, par exemple, le christianisme de l’époque féodale, on peut dégager schématiquement une forme de système croyant pyramidal où, tout en haut, figurerait la foi du théologien dominicain, et qui progressivement s’élargirait vers ce qu’on appelle aujourd’hui prosaïquement la foi du charbonnier, c’est-à-dire les croyances moins réfléchies intégrant les superstitions populaires ou occultes. Les grandes hérésies s’inscrivent à l’intérieur de ce cadre vertical dominant, il ne s’agit jamais de sortir du christianisme. Le protestantisme, qui est l’exemple type de l’hérésie qui a réussi, s’est démarqué non pas en s’écartant de la foi fondamentale, mais en défiant le catéchisme et en prônant l’accès direct des fidèles au texte biblique. Le christianisme a même réussi à intégrer, à recycler des croyances populaires, des restes ou des résurgences de mythes anciens, comme les vierges noires. Il n’y avait pas de spiritualité se définissant hors de ce moule.

Qu’est-ce qui change avec la modernité ?

Avec la modernité, qui atteint sa maturité au xviiie siècle, on sort de cette logique pyramidale pour arriver à une multiplicité horizontale de croyances, de modes d’être, qui se concurrencent. Je reviens dans mon essai Khaos sur ce moment clé : la modernité n’élimine pas la transcendance, la confiance en une grandeur du réel qui échappe à toute saisie, mais affirme qu’aucun dogme, aucune représentation, religieuse ou non, ne saurait la contenir totalement et donc la circonscrire. C’est l’appel à une relation directe à la transcendance brute, vide de toute représentation et de limite dogmatique, qui peut se dire comme liberté, créativité, subjectivité. Ainsi, nous ne sommes plus tenus de nous référer à un système exclusif.

La transcendance brute, c’est ce que Hésiode appelle Khaos, vide créateur, débordant, vide de toute image, qui donne naissance à toutes les réalités possibles. Au-delà du désir de survie et de confort, nous sommes mus par le désir d’être, de dire ce que l’on est au-delà de la platitude matérielle. Ce désir d’être est si puissant que, s’il n’est pas investi, s’il reste vide, il génère une angoisse intenable. Les religions ont servi d’entreprises de raffinage, comme on raffine du pétrole brut pour le rendre utilisable, non pour étendre le champ de la transcendance, mais au contraire pour limiter celle-ci, la dompter, dans l’espace avec des églises, des temples, mais surtout dans sa représentation, avec des dogmes et des rites. Les systèmes religieux sont des technologies spirituelles qui raffinent la transcendance brute pour la rendre viable.

La modernité aurait donc, selon vous, « cassé » cette technologie spirituelle ?

Non, pas exactement, même si quelque chose a été cassé : le monopole du raffinage de la transcendance brute accordé à une seule entreprise religieuse. La modernité, c’est le droit d’accès direct à la transcendance brute, et pas l’élimination de la transcendance. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 se fait « sous les auspices de l’Être suprême », ce qui est tout sauf un détail. C’est l’expression même de la transcendance brute, au nom de laquelle on tolère désormais toutes les déclinaisons culturelles de la transcendance. Toutes les croyances sont tolérables, mais aucune n’exprime la totalité du réel. On peut donc vivre en bonne intelligence, en respectant simplement le mode d’être de chacun.

Pourquoi parlez-vous alors de « promesse trahie de la modernité » dans Khaos ?

Parce que cette promesse de liberté va être dévitalisée au fil du xixe siècle, avec une vision purement matérialiste et déterministe de l’existence. Le vide positif qui s’ouvre avec la modernité va provoquer un vertige insupportable. Car la liberté suppose une responsabilité infinie, qui entraîne une angoisse particulière que les existentialistes comme Sartre appellent l’angoisse existentielle. La théologie archi-déterministe et nihiliste du xixe siècle, qui proclame la guerre actuelle contre les croyances et prévoit le triomphe futur de la science, est en réalité une stratégie de refoulement de cette angoisse du vide, et le refus de la liberté/responsabilité. C’est une religiosité fermée, qui a usurpé le nom même de la modernité, que j’appelle l’industrialisme et qui, dans ses versions extrêmes, aboutit au totalitarisme. Dans cette vision dépressive et dépréciative, le monde et l’humain ne sont qu’agrégats de matière morte déterminés par des lois fixes.

« Ces croyances témoignent du désir de sortir du rationalisme fermé »

Le vide est perçu comme un manque, qu’il faut donc remplir de matière, d’argent, de compétences, d’informations, de plus en plus vite, pour s’étourdir. D’où cette sensation de vivre dans un parc d’attractions où tout s’accélère – pour reprendre l’expression d’Hartmut Rosa –, où le vide négatif absorbe nos existences et où nous finissons par avoir la nausée. On tente alors de descendre de ce manège infernal, de revenir à la promesse moderne de transcendance brute. J’en veux pour preuve le retour de la magie et la multiplication des nouvelles spiritualités.

C’est-à-dire ?

Ces croyances témoignent du désir de sortir du rationalisme fermé. La réduction forcée du désir d’être, inhérent à l’humain, au simple désir de survie et de confort, produit une sorte de compression extrême qui va jusqu’à l’éclatement en un feu d’artifice de croyances. Tout est bon pour retrouver le désir d’être plus grand que soi, les jeux de hasard, l’astrologie, l’occultisme, mais l’on n’y arrive pas vraiment.

Mettez-vous toutes les pratiques magiques ou spirituelles sur le même plan ?

Dans Souci de soi, conscience du monde, je distingue trois thèmes : la connaissance de soi, le bien-être et la créativité. La connaissance de soi lorgne vers la méditation, les différentes formes de prières, le retour aux monastères. Le bien-être développe une forme d’épicerie du bonheur, allant du yoga à l’alimentation macrobiotique. Quant à la créativité, elle a donné naissance à la mode du coaching. Mais en réalité, ces différentes facettes sont interdépendantes et visent le plus souvent l’efficacité davantage que la spiritualité. L’industrialisme récupère et recycle l’énergie des aspirations transcendantes pour en faire des produits de consommation. Mais l’aspiration reste là ! Les premières communautés hippies prônaient l’économie circulaire, le rapport à un mode de vie authentique, le refus du consumérisme effréné, par transcendance ; aujourd’hui, on nous propose le développement personnel, pour être plus efficace en entreprise ! L’écologie elle-même est d’ailleurs bloquée par manque de transcendance, parce qu’elle ne parle que technique, économie, survie, fin du monde. Il faut un érotisme écologique pour rendre désirable la transition. La transcendance est aussi l’énergie même de l’amour : se faire plus grand que soi à travers l’autre.

Est-ce le sens de la vogue du féminin sacré ?

Oui, on l’a vu avec le retour de la figure de la sorcière, ou l’essor du mouvement Wicca, nouveau culte de la nature qui agrège des rites païens de différentes cultures et qui attire une part des féministes. Les nouvelles spiritualités développent une approche inédite de la nature, qui n’a rien à voir avec les anciennes visions. Le chamanisme et les magies traditionnelles ne cherchent pas en général à communier avec l’environnement, mais bien plus à faire retomber les forces angoissantes de la nature sur le voisin. Il y a donc une recomposition totale, avec dans le cas de l’écoféminisme une dimension spirituelle et érotique qui rend désirable de se transcender pour changer le monde.

Où situez-vous la magie ?

La magie est à la limite de la foi, parce qu’elle peut facilement se réduire à des superstitions, c’est-à-dire répondre à des considérations matérielles, et être ainsi facilement captée par l’industrialisme. La superstition témoigne du manque de foi dans la transcendance brute, qui est alors fictivement saisie à travers des objets et des événements matériels rassurants. C’est là la source de l’irrationalité de notre temps, alors que, comme dit Kant, il est hautement rationnel d’avoir foi en quelque chose qui dépasse la rationalité.

« Les religions comme les sciences sont mues par le désir d’être plus grands que soi »

C’est le matérialisme et le déterminisme absolus qui engendrent la superstition. Des gens très scientifiques lisent leur horoscope quotidiennement ou ne passeraient jamais sous une échelle. La foi, c’est la confiance en plus grand que ce qui apparaît, c’est le contraire même de la superstition qui fétichise les apparences. Quand on a la foi, on n’a pas besoin de superstition.

Comment sortir alors de l’irrationalité ?

En nous libérant de ce faux dilemme entre la superstition d’un côté, et l’ultrarationalisme de l’autre. Aujourd’hui, nous faisons semblant de croire à nos propres principes, comme la liberté, parce que sinon les droits de l’homme, la démocratie même n’auraient pas de sens. Il faut arrêter de faire semblant, et admettre que la démocratie est une expérience mystique, et que la liberté est un acte de foi radical. Il faut arrêter de se faire croire que les religions illusionnent, tandis que les sciences désillusionnent. Les religions comme les sciences sont mues par le désir d’être plus grands que soi. Les religions interprètent de façon plausible ce qu’elles ne peuvent saisir entièrement, pour donner du sens. Si l’énergie, par exemple, est devenue un motif dominant de nos croyances, c’est bien parce qu’elle traduit à la fois notre vision de la structure ondulatoire de la réalité, de l’interdépendance des humains et de l’écosystème, le besoin même économique d’énergie, et aussi une forme de liberté que les physiciens quantiques appellent l’indéterminisme. C’est ce sens de l’énergie qui par exemple fait le succès de la croyance aux chakras, qui sont bien différents des chakras de l’hindouisme ou du bouddhisme traditionnels ! On prétend qu’il existe aujourd’hui des offres multiples de religiosité, mais elles relèvent en réalité d’une même aspiration, déclinée différemment. Derrière le pseudo-supermarché de la croyance, les néo-chamanismes, néo-christianismes, néo-soufis, kabbalistes, etc., je ne vois que des différences esthétiques, des manières variées de croire la même chose. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & LOU HÉLIOT

 

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