Laurent Greilsamer ? Comment dire… « c’est plus compliqué que ça ». Pas une de nos conversations de vive voix ou épistolaires, pas un de nos téléphonages, qu’il n’ait ainsi conclu tout au long d’une amitié ininterrompue durant un peu plus de quarante-cinq années. Dès notre rencontre à la rédaction du premier Quotidien de Paris de Philippe Tesson – où il fit quelques mois escale, trois ans après sa fondation en 1977, entre le Figaro et Le Monde –, elle s’est nouée pour ne jamais se dénouer. Cela paraissait si naturel tant nous avions en commun ; elle ne fut même pas démentie ni assombrie par des différences d’approches ou de points de vue.

Jamais je n’aurais imaginé lire un jour une nécrologie « de », et non « par », Laurent Greilsamer dans les pages dédiées du Monde, « son » journal, pour le meilleur et pour le pire, celui auquel il avait voué ses travaux, ses jours et tant de ses aubes durant quelques décennies. Quel choc ce fut d’y voir étalés son nom, son prénom et sa photo sur une page, lui qui était la discrétion et la délicatesse faites homme.

Il avait la passion de la littérature et plus encore de la poésie

On regrettait toujours de laisser trop d’espace entre nos revoyures. Un mot de Roger Nimier nous en dédommageait : un ami, c’est comme un compte en Suisse : on n’a pas besoin de le voir tous les jours, on a juste besoin de savoir qu’il existe… Laurent était un ami rare. Quelqu’un sur qui l’on pouvait compter. Le genre de proche que l’on peut appeler à minuit pour aider à transporter quelque chose de lourd, de suspect, de mystérieux, et qui accepte sans poser de questions. Élégant en toutes choses et en toutes circonstances, quelqu’un de bien. Il n’est pas de plus noble épitaphe pour un homme qui aura su mettre ses actes en accord avec ses idées sans jamais dévier de ce que lui dictait sa conscience. Quelqu’un avec qui l’on pouvait vraiment parler tant étaient puissantes sa qualité d’écoute, sa faculté d’empathie et sa franchise dans l’échange. On en ressortait toujours enrichi.

Il avait la passion de la littérature et plus encore de la poésie. Difficile de résister à ses élans pour Ponge ou Valéry, entre autres. Il était écrit qu’un jour il écrirait. Une quinzaine de livres au tableau sur des univers qui lui étaient familiers : les juges, le capitaine Dreyfus, son cher Michelet… Mais sa grande œuvre, ce fut la biographie. D’abord celle d’Hubert Beuve-Méry, comme une mise en jambes qui sonnait à l’égal d’une reconnaissance de dettes à la divinité tutélaire ; il y déploya toute la rigueur nécessaire sans l’austérité redoutée eu égard au sérieux du sujet. Après quoi il trouva l’audace et l’inconscience indispensables pour se lancer dans le projet fou d’embrasser sans réduire la vie et l’œuvre d’un peintre puis celles d’un poète. En s’emparant de Nicolas de Staël et de René Char, il ajouta des lettres de noblesse à un genre littéraire que l’on croyait épuisé. Deux grands livres qui feront date. Il y donna la pleine mesure de ses qualités d’enquêteur hors pair et d’une plume si ample lorsqu’elle se met au service d’une sensibilité. Tant une vision du monde qu’une sensation du monde. L’acuité de son regard teinté d’ironie, sa véritable signature, y fit merveille. On eût dit que chacun de ses livres était une marche de plus vers le grand récit sur sa famille et ses aïeux auquel il se promettait de longue date de se consacrer entièrement une fois dépris des injonctions de l’actualité.

Depuis son départ en très grand reportage, il y a soudainement encore moins de gens à qui parler sur notre coin de terre. Passé l’instant de la sidération, il nous laisse démunis. Son sens de la nuance, sa disposition à la prudence, son jugement pondéré et son goût de la complexité vont terriblement manquer à notre époque. Même si, tu as certainement raison, Laurent, c’est toujours « plus compliqué que ça »… 

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