L’Allemagne a finalement décidé de livrer des armes létales à l’Ukraine. En quoi est-ce un revirement ?

Beaucoup plus qu’un simple revirement, c’est un changement total de paradigme. Le discours prononcé par le chancelier Olaf Scholz au Bundestag le 27 février figure, à mes yeux, parmi les plus importants jamais tenus au parlement allemand. Il est à la hauteur de la césure que représente le 24 février 2022, comme ont pu l’être les années 1914, 1939, 1989 et 2001 dans l’histoire. L’Allemagne change complètement de politique à l’égard de la Russie. C’est une remise en question complète de cinquante ans de politique en direction de l’Est. L’Ostpolitik telle quelle n’est à présent plus envisageable avec l’actuel chef du Kremlin.

En quoi consistait cette politique ?

Elle était axée sur l’idée que l’on pouvait amener le partenaire, à l’époque soviétique et aujourd’hui russe, à changer d’attitude par le rapprochement. Du temps de l’Ostpolitik, on parlait de « Wandel durch Annäherung », littéralement « changement par le rapprochement ». Après la chute du mur de Berlin, ce slogan s’est transformé pour devenir « Wandel durch Handel », « changement par le commerce », c’est-à-dire, en réalité, par l’interdépendance économique, commerciale, énergétique et culturelle. Mais l’Allemagne a pris conscience qu’elle se trouvait dans l’impasse sur le plan énergétique en raison de sa grande dépendance à la Russie : elle importe 55 % de son gaz depuis ce pays, dont elle dépend également pour une part de son charbon et de son pétrole.

Comment l’Allemagne compte-t-elle mettre fin à cette dépendance ?

Cela ne va pas se faire du jour au lendemain, mais la volonté est là. Le pays va miser sur un développement beaucoup plus rapide des énergies renouvelables, sur une éventuelle prolongation des centrales à charbon et probablement aussi sur un recours prolongé au nucléaire, bien qu’il soit prévu que l’Allemagne ferme ses dernières centrales cette année. Ce troisième levier n’a pas encore été annoncé par les gouvernants, mais il fait actuellement l’objet de discussions dans les journaux allemands.

« L’Allemagne oscille entre la quatrième et la cinquième place sur la liste des pays exportateurs d’armement dans le monde »

Le refus de livrer des armes létales dans des zones de conflit semblait être un principe cher à la diplomatie allemande. La décision de le faire a-t-elle été consensuelle au sein du gouvernement de coalition ?

Ce n’est pas aussi simple que cela. L’Allemagne oscille entre la quatrième et la cinquième place sur la liste des pays exportateurs d’armement dans le monde. Elle livre des armes à l’Égypte, à l’Arabie saoudite et à la Turquie à grande échelle, et ces armes peuvent être employées sur le terrain dans des pays en crise ou en guerre. Je pense notamment à l’Arabie saoudite et à son engagement au Yémen. Le nouveau gouvernement Scholz voulait effectivement diminuer ses exportations d’armes, c’était l’une des exigences des Verts. Mais cette position n’est plus tenable et Annalena Baerbock, la ministre des Affaires étrangères, l’a bien expliqué dans son discours du 27 février, mais aussi le 1er mars devant les Nations unies. L’invasion de l’Ukraine par la Russie représente une violation totale de la Charte des Nations unies et du droit international. Olaf Scholz n’a pas forcé la main des Verts, pour qui ce revirement est pleinement justifié. L’abandon de Nord Stream 2 est par ailleurs une initiative du ministre de l’Économie, l’écologiste Robert Habeck.

Pourquoi avoir tardé à répondre à cette demande de livraison du président Zelensky, exprimée depuis plusieurs semaines ?

Je pense que les Allemands ne s’attendaient pas à une invasion massive de l’Ukraine par les troupes russes, mais plutôt à des actions dans le Donbass pour « finaliser » la sécession. Ce cas de figure aurait pu justifier que l’Allemagne se limite à l’envoi des 5 000 casques de combat qu’elle avait initialement prévu. Mais le 24 février 2022 a complètement changé la donne. C’est ce qui explique aussi l’émotion internationale. Le monde a été pris au dépourvu. Seuls les Américains avaient compris ce qui était en train de se préparer. Les Occidentaux ont pensé que Joe Biden tentait simplement de faire pression sur les Russes. Or, tout était vrai.

Comment réagit l’opinion publique allemande ?

Les Allemands sont sous le choc et ne remettent absolument pas en question la décision de leur gouvernement. Seuls les extrêmes les plus radicaux, traditionnellement très pro-Poutine à gauche comme à droite, la critiquent.

Scholz est-il en train d’implanter une nouvelle philosophie en Allemagne ?

Oui, et encore une fois, avec l’ensemble du gouvernement. Le contexte actuel a mis en évidence les limites de la philosophie qui veut que l’Allemagne soit une puissance civile, les limites de la culture de la retenue que le pays s’est imposée depuis 1945 pour des raisons évidentes, mais aussi un peu par convenance collective, parce que cela permettait de faire du commerce, y compris avec des pays comme la Russie et la Chine.

« C'est une volonté de maintenir la paix qui pousse les Allemands à renforcer l’outil militaire »

Aujourd’hui, cette position est ressentie comme contreproductive étant donné la nature de la menace des puissances dictatoriales qui pèse sur les démocraties. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’Ukraine. Si l’on prend au sérieux le discours de Poutine, il pourrait vouloir inclure dans son périmètre tous les pays qui faisaient partie de l’Empire russe, ce qui inclut entre autres la Finlande, la Moldavie et les trois pays baltes. 

Comment l’Allemagne compte-t-elle se réarmer ?

Les moyens sont substantiellement augmentés avec une rallonge budgétaire pour cette année de 100 milliards d’euros, ce qui représente deux fois le budget de la défense. Celui-ci va d’ailleurs être porté à plus de 2 % du PIB – il est actuellement à 1,5 % du PIB, après être tombé à 1,1 % en 2014. C’est l’objectif exigé par l’Alliance atlantique depuis longtemps. Cela ne signifie pas que l’Allemagne va devenir du jour au lendemain une puissance militaire qui inspire la crainte. Son armée reste très fortement contrôlée par le pouvoir civil et le sous-financement chronique qu’a subi la Bundeswehr ces trente dernières années a fait des dégâts. Il faudra du temps pour la remettre sur pied et faire qu’elle devienne une force à la hauteur de la puissance économique allemande. Enfin, l’Allemagne ne possède pas et ne possédera pas d’armes de destruction massive.

Diriez-vous que c’est la fin d’un certain pacifisme allemand ?

Je ne sais pas si c’est la fin du pacifisme, parce que c’est une volonté de maintenir la paix qui pousse les Allemands à renforcer l’outil militaire. On ne rentre pas dans une logique de guerre. Je pense que l’Allemagne revient plutôt à une posture qui fut la sienne durant la guerre froide, où elle consacrait l’équivalent de 2 à 3 % de son PIB à la défense. L’Otan était à l’époque une alliance défensive, et elle le reste. La question est de pouvoir se défendre, pas de faire la guerre. Donc, l’Allemagne reste pour moi sinon pacifiste, au moins pacifique, et toujours axée sur l’idée que la diplomatie reste primordiale dans les échanges et que la guerre ne résout rien. Ce qu’elle a parfaitement compris, en revanche, c’est que sans puissance militaire, la diplomatie ne vaut pas grand-chose.

Le gouvernement allemand est-il favorable à une armée européenne ?

Malgré le contexte actuel, l’idée d’une Europe souveraine n’est pas sur la table et ne le sera pas avant très longtemps. Les armées resteront sous souveraineté nationale. Cela n’empêche pas l’Europe de mettre réellement sur pied ce que l’on n’avait jamais fait, à savoir les groupements tactiques de l’Union européenne, qui n’existaient que sur le papier. Il y en a quinze, tous dotés d’un armement important ; chacun compte 1 500 hommes et dispose d’une force de réaction rapide, parallèle à celle de l’Otan. Pour ma part, je trouve qu’il faut se méfier de l’expression « armée européenne » qui rappelle trop l’échec de la CED*.

Dans son discours au Bundestag, Olaf Scholz a fait référence à une nouvelle ère. À quoi va-t-elle ressembler ?

En 1989, les Soviétiques avaient dit aux Occidentaux sous forme de boutade qu’ils allaient leur faire quelque chose de terrible, à savoir les priver d’ennemi. C’était très fin de leur part. Sans ennemi, les Occidentaux n’avaient plus de raison de s’unir et de veiller à leur cohésion. Je pense qu’aujourd’hui, on a retrouvé un ennemi. C’est la raison pour laquelle la période qui s’ouvre ressemble beaucoup à celle de 1945-1989. On entre dans une nouvelle guerre froide. Reste à savoir avec qui. Faisons-nous face uniquement à la Russie, voire uniquement à la Russie de Poutine ? Ou bien cela va-t-il au-delà ? Aura-t-on désormais une opposition entre systèmes politiques, avec un bloc démocratique qui fait face à des régimes dictatoriaux ? Dans ce cas, le conflit dépasse de très loin le cadre européen. On ne peut pas encore le savoir. Mais pour les Américains, aux yeux desquels la Chine représente le principal danger, on semble s’engager dans cette direction-là. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

* Lancé en 1950, le projet de la Communauté européenne de défense prévoyait la création d’une armée européenne de 100 000 hommes et d’institutions militaires communes, placées sous la houlette du commandement suprême de l’Otan. Le parlement français vota contre en 1954, beaucoup y voyant une grave atteinte à la souveraineté nationale.

 

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