Que sait-on de l’évolution des relations entre Vladimir Poutine et ses collaborateurs depuis le début de la guerre ?

Très peu de choses, par bribes. Il y a cette étonnante vidéo, datant de fin février, de son dialogue avec le chef du renseignement extérieur, Sergueï Narychkine, qu’il humilie en direct à la télévision sur un sujet gravissime. En d’autres temps, c’était le chef politique qui craignait le chef du renseignement. Or ce dernier était comme un petit garçon sommé d’approuver la politique ukrainienne de Poutine. On était certes habitué à une certaine mise en scène de ses interactions avec son gouvernement – principalement sous la forme d’entretiens télévisés avec ses différents ministres, qui venaient au rapport. Mais on ne mesurait pas à quel point Vladimir Poutine avait mis en état de subordination totale tous les services. Cette mise en scène est une manière de les mouiller, de dire à l’ensemble du public que les généraux, les chefs de l’armée et du renseignement sont tous coresponsables de cette folie d’envahir l’Ukraine.

Qui, au sein de son cercle rapproché, pourrait s’opposer à Vladimir Poutine ?

Poutine a progressivement écarté toutes les personnes, tous les conseillers et tous les ministres qui pouvaient exprimer des opinions ou des perspectives différentes. En vingt ans, la sphère du pouvoir s’est progressivement rétrécie. Poutine est un autocrate qui vit dans une bulle, renforcée à l’occasion de la pandémie et symbolisée par cette immense table qui le sépare de ses interlocuteurs. Il est extrêmement difficile de comprendre comment sont prises les décisions au sein du Kremlin, et c’est peut-être l’aspect le plus préoccupant. Le processus de décision est aujourd’hui plus opaque et plus concentré dans les mains du dictateur qu’à l’époque communiste. On en est ramené à faire de la « kremlinologie », comme à l’époque soviétique, lorsque l’on étudiait qui était assis à côté de qui pour essayer de comprendre le fonctionnement du Kremlin. Nous sommes presque revenus à lire entre les lignes des déclarations officielles, comme on lisait autrefois entre les lignes de la Pravda.

Existe-t-il encore des contre-pouvoirs ?

Poutine les a progressivement écartés, eux aussi. Quand Boris Nemtsov, une personnalité politique qui avait autrefois des responsabilités dans le gouvernement, a exprimé sa divergence radicale par rapport à l’annexion de la Crimée en 2014, on l’a trouvé assassiné à 200 mètres du Kremlin. Nemtsov avait eu cette formule, qui donne une mesure de la régression : « Nous étions une opposition, nous sommes devenus des dissidents. » Le plus connu d’entre eux, actuellement, c’est Alexeï Navalny, et on sait le traitement qui lui a été réservé. Il n’y a donc plus d’opposition politique au sens institutionnel.

Quels liens les oligarques entretiennent-ils avec Poutine ?

Tout le système politique est bâti autour de la relation entre le pouvoir et les oligarques, ces individus qui ont profité de la situation politique des années 1990 pour arracher des morceaux de ce qu’était le système économique russe hérité de l’époque soviétique. Ils ont construit un système autour de Boris Eltsine et certains d’entre eux avaient l’impression d’exercer une influence majeure sur lui. Il y avait le sentiment que les oligarques tenaient ou soutenaient l’homme qui était au pouvoir. Poutine a inversé les rôles.

« tout ce dont ils jouissaient depuis une vingtaine d’années est remis en cause par l’hubris du chef »

Il leur a dit : qui vous a faits oligarques ? Il leur a fait comprendre qu’ils devaient leur position au pouvoir qui a permis la constitution d’un système économique corrompu, autocratique et oligarchique. L’affaire Khodorkovski a constitué un tournant. Au début des années 2000, cet oligarque commence à exprimer des idées différentes sur la façon dont devraient évoluer l’économie et la politique russes. Il envisage d’ailleurs d’entrer dans l’arène politique. C’est à ce moment-là que la foudre s’abat sur lui. Il est arrêté, jugé, puis emprisonné. Il ne doit sa sortie de prison qu’aux Jeux olympiques de Sotchi. Les oligarques ont alors compris quelles étaient les limites à ne pas dépasser.

La situation actuelle peut-elle pousser les oligarques à s’opposer à Poutine ?

C’est encore difficile à dire. Les sanctions économiques pénalisent et pénaliseront très durement l’économie russe en général, et les avoirs des oligarques en particulier, qu’il s’agisse de leurs entreprises comme de leurs biens personnels. Soudain, tout ce dont ils jouissaient depuis une vingtaine d’années est remis en cause par l’hubris du chef. L’industriel Oleg Deripaska, le fondateur du géant de l’aluminium Rusal, a été le premier à exprimer des doutes, mais, dans une récente déclaration, il a préconisé le rapprochement le plus rapide des économies russe et chinoise. Il semble donc tirer les conséquences de la rupture avec l’Occident. Mais le gros des intérêts des oligarques – leurs affaires, leur business et leurs avoirs personnels – se trouve en Occident.

Sait-on si la guerre fait consensus au sein de son état-major et de son gouvernement ?

En réalité, il est impossible de le savoir. Ce que l’on peut voir en revanche, c’est la différence entre la déclaration récemment publiée par la porte-parole de la diplomatie russe, qui garantit que l’objectif n’est pas de renverser le président Zelensky ou d’attaquer la population civile, et la tirade de Poutine sur le fait que l’Ukraine n’existe pas, que son gouvernement est nazi. On peut donc supposer qu’au sein des sphères du pouvoir, certains cherchent peut-être déjà à penser le coup d’après.

« Cette guerre-là, c’est la guerre de trop pour Poutine. »

Il faut bien voir que, jusque-là, Poutine avait une image de brute, certes, mais aussi de joueur d’échecs ou de judoka. On le voyait comme quelqu’un de rationnel, de calculateur. Or, se lancer dans une guerre comme celle-ci, contre un pays de la taille de la France avec 45 millions d’habitants, pour les raisons qu’il invoque, cela ne relève plus du tout du calcul rationnel. C’est presque de la folie furieuse ! Le joueur d’échecs n’a plus cinq coups d’avance, mais un, au mieux. C’est pourquoi certaines personnes dans la sphère du pouvoir vont peut-être commencer à chercher des portes de sortie. En tout cas, c’est ce qu’on peut lire entre les lignes.

À quelles conditions cette sortie pourrait-elle se réaliser ? Peut-elle se faire sans Poutine ?

À condition d’abord que les Ukrainiens soient prêts à un tel compromis, ce qui n’est pas impossible parce que cette guerre a un coût humain et économique énorme. Mais, effectivement, dans ce système où les contre-pouvoirs n’existent plus et où le cercle le plus proche du décideur, prisonnier de sa posture idéologique, n’est même plus opérationnel, certains vont sûrement commencer à comprendre où est le problème et à penser au monde d’après. Or le monde d’après, c’est celui d’après la guerre, mais aussi d’après Poutine. Cette guerre, selon moi, nous mène à la fin du régime Poutine.

« La guerre en Ukraine marquera le début de la fin de l’ère Poutine »

Car, après tout, comment a fini le régime soviétique ? Bien avant la révolution de Velours et l’effondrement du communisme en Europe de l’Est, il a amorcé sa chute en février 1989, lorsque Gorbatchev annonce que l’Armée rouge quitte l’Afghanistan et renonce à la violence. Or, quand on renonce à la violence, on est obligé de recourir à d’autres solutions : négocier, faire des compromis avec la société, introduire des éléments qui peuvent mener à la démocratie.

Cette guerre-là, c’est la guerre de trop pour Poutine. Il a fait toute une série d’interventions ponctuelles, en Transnistrie, en Syrie, dans la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, au Kazakhstan, et jusqu’aux manœuvres en Biélorussie. Ces opérations ont été bénéfiques pour lui, pour son image politique. En revanche, la guerre totale livrée à l’Ukraine, ça, c’est le bourbier dont il ne sortira pas indemne. Cela va s’étendre en durée, et la société russe commence à voir arriver les cercueils… Même si les parallèles sont toujours hasardeux, on peut dire que si le bourbier afghan signalait la fin du régime soviétique, la guerre en Ukraine marquera le début de la fin de l’ère Poutine.

Que sait-on du moral des troupes russes ?

On voit partout des problèmes de logistique, d’approvisionnement, sans compter le nombre important de victimes, ce qui doit avoir un impact important sur le moral des troupes. On entend également parler de soldats qui ne savaient pas qu’ils étaient envoyés en Ukraine, et qui se retrouvent à bombarder des populations civiles qu’on leur avait présentées comme des « frères ». Cela doit avoir un effet dévastateur. Cela me fait penser à l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 : l’Union soviétique avait envoyé des troupes en leur disant qu’ils allaient mater une contre-révolution menée par des revanchistes allemands, et ils se sont retrouvés dans les rues de Prague, face à une population civile qui leur demandait, en russe, ce qu’ils fichaient là ! Ils se sont confrontés à une importante résistance pacifique – toute une population qui ne leur donnait aucune indication, aucune assistance, rien, pas même de l’eau. Les Tchèques déplaçaient les panneaux, changeaient les noms des rues… et les Russes tournaient en rond, devenaient fous. Les troupes ont dû être remplacées au bout de quelques jours ! Je ne dis pas que les situations sont identiques, mais on retrouve là quelque chose de familier, et il apparaît évident que le moral des troupes sera un facteur crucial. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

Dessin SIMON BAILLY

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