Décimée à l’été 2022, la forêt usagère de La Teste reste interdite au public, le temps de procéder à une importante opération de déblayage des troncs carbonisés. L’objectif ? Faire place nette pour que la nature se régénère ensuite d’elle-même.

Depuis la route des plages océanes, la vue sur la dune du Pilat n’a jamais été aussi imprenable. Les courbes de la géante de sable se dévoilent au loin. Il y a encore quelques mois, la perspective était occupée – sublimée – par la cime de pins parfois centenaires, ceux de la forêt usagère de La Teste-de-Buch. Cette pineraie-chênaie au relief tourmenté de 3 800 hectares a brûlé en large partie l’été dernier, dans un méga-incendie qui laisse, onze mois après, des cicatrices durables dans la nature comme les esprits. « J’ai eu l’impression de perdre un membre de ma famille », confie Claudie Gervaise, qui se range sur le bas-côté pour enfiler un gilet fluo. Cette cheffe d’entreprise s’est offert un morceau de cette forêt, comme d’autres achèteraient une Rolex : « C’était un accomplissement dans ma vie. » Le feu a léché 80 % du massif et sa parcelle est partie en fumée. Trois fois par semaine, la quinquagénaire retourne marcher parmi les cendres pour veiller à ce que les rares rescapés ne soient pas coupés à tort par les ouvriers. La forêt ressemble aujourd’hui à une usine à ciel ouvert. Le bruit des oiseaux s’est substitué à celui des tronçonneuses. « Tu vois le houppier ? S’il est vert à 30 %, je pars du principe qu’il a des chances de survie », explique-t-elle, en désignant le sommet d’un pin. « Je vérifie que la souche n’est pas abîmée parce que cela représente un danger, elle pourrait s’effondrer. » Claudie fait partie d’une équipe de près de soixante-dix volontaires, « des amoureux de la forêt », comme elle dit, qui assurent des rondes le temps du déblaiement des troncs calcinés. L’accès est autrement interdit au public pour des raisons de sécurité. « Je signale ma présence pour que les bûcherons soient vigilants, mais les abus sont rares », estime la bénévole, avant de s’écarter et de laisser un engin de débardage manœuvrer.

À cause de cette surfréquentation, il était déjà question d’interdire la circulation en période estivale, quand l’incendie s’est déclenché

Le long de la piste 214, l’artère dorsale qui serpente à travers les bois, des couloirs de grumes hauts de plusieurs mètres encadrent le trajet, là où autrefois la cime des pins enveloppait le paysage, lui conférant des airs de cathédrale de verdure. Cette voie était le raccourci emprunté par les locaux pour fuir les embouteillages après une journée au bord de l’océan. Ces dernières années, les applications de navigation divulguaient le secret au plus grand nombre. À cause de cette surfréquentation, il était déjà question d’interdire la circulation en période estivale, quand l’incendie s’y est déclenché, le 12 juillet. Un utilitaire transportant vers la déchetterie des feuillages ramassés dans l’un des campings bordant la Dune a explosé aux alentours de 15 h 15. L’enquête est toujours en cours, mais l’incendie aurait été provoqué par un court-circuit du boîtier électronique relié à sa benne. C’était un accident. Mais sous une météo caniculaire, cela devient un cataclysme. À une dizaine de kilomètres de là, dans le centre-ville de La Teste, le maire, Patrick Davet, repère quasi instantanément une colonne de fumée dans le ciel. « J’ai d’abord pensé que ce serait éteint d’ici deux heures », admet l’élu, qui nous reçoit dans son bureau avec vue panoramique. Derrière lui, un gilet jaune reste accroché au porte-manteau. Le premier jour du feu, voyant que ça ne se tarissait pas, il avait survolé le désastre en hélicoptère. « Au sol, des pompiers couraient partout. C’était tellement fort que je me suis cru plongé dans ces films sur la guerre du Vietnam. » L’édile évoque d’ailleurs devant la presse des « scènes de guerre ». Les vacanciers des campings alentour, 6 000 personnes, sont bientôt évacués, ainsi que plusieurs zones résidentielles. Un autre feu, d’origine criminelle, qui s’était déclenché le même jour à Landiras, au sud de Bordeaux, amenuise les forces d’intervention. Des renforts arrivent de toute l’Europe. Ces incendies ne feront aucun mort, mais ravageront plus de 30 000 hectares en Gironde.

Claudie a fait partie des « déplacés climatiques » temporaires. Son village, Cazaux, a été entièrement déserté. Sa maison est en bordure du lac, un petit coin de paradis à l’ombre des pins – jusqu’à ce que les flammes frôlent le rivage. « J’ai perdu toutes mes affaires. Toutes », insiste-t-elle, la voix stridente. Pour raconter son histoire, la guide s’octroie une pause, assise à cheval sur une carcasse d’arbre, sans lâcher son bâton de randonnée. C’est l’un des rares objets qu’elle a conservés, il était dans sa voiture. Le reste a disparu avec ses garages, où tous ses biens étaient entreposés – des souvenirs d’enfance de son fils à ses documents administratifs – parce qu’elle rénovait son intérieur. « Je n’avais bien sûr pas pensé à faire assurer les garages ! » s’exclame-t-elle, préférant en rire plutôt que d’en pleurer. Car, quand elle a pu réintégrer son domicile, Claudie a retrouvé sa voisine affalée, en larmes, sur une dalle de béton, là où se dressait auparavant son foyer. Une dizaine de bâtiments – des maisons, des chalets, un restaurant en bord de plage, un local du club de rugby – ont brûlé.

Fin de la pause. La bénévole se fraie un chemin parmi des fougères aigles qui lui arrivent jusqu’à la taille. Cette couverture de végétation sur les cendres fait l’effet d’un baume au cœur. Mais Claudie coupe court à tout sentimentalisme quand elle plie des feuilles pour dévoiler une pousse de pin maritime : « Il a besoin de lumière, alors je l’aide un peu. » Les plantes se font concurrence pour capter les rayons du soleil et la pousse est rarement gagnante. L’écosystème est fragile mais le projet reste celui de la régénération naturelle, dont le premier ingrédient n’est autre que la patience. « Pour retrouver une vieille forêt, il n’y a qu’une seule solution : attendre deux cents ans », soutient Alexis Ducousso, chargé de mission pour l’Institut national de la recherche agronomique et membre de la Sepanso, la Société pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-Ouest. Pour soutenir la régénération naturelle, un million de graines de pin maritime, l’essence d’origine, ont été collectées au printemps pour être conservées dans un verger à graines.

Ces opérations, comme les patrouilles de bénévoles, sont orchestrées par les « syndics généraux ». Ce massif répond à un fonctionnement unique en France, régi par les « baillettes et transactions », des conventions en partie édictées au Moyen Âge. Selon ce dispositif, la terre appartient aux propriétaires, mais les arbres sont communautaires. Les habitants des communes avoisinantes, l’ancien « captalat de Buch », ont le droit de prélever, sous conditions, du bois de chauffage ou d’œuvre. Avec deux ou trois cents pins coupés par an, cet héritage est symbolique. « Cette structure a bloqué toutes les possibilités d’exploitation forestière et les arbres ont pu vieillir, puisque c’était très peu modifié par l’homme », analyse le scientifique Alexis Ducousso. Les propriétaires ont longtemps perçu des rentes grâce au gemmage, la collecte de résine des pins, un métier tombé en désuétude à la fin des années 1970 du fait de la concurrence étrangère. Quand l’incendie s’est déclenché, un conflit divisait plusieurs acteurs de la forêt usagère, au sujet de l’élargissement des voies d’accès pour les engins de secours. « Parasites », « scandale », entend-on encore persifler, sur les uns et les autres, au fil de ce reportage.

Las de ces querelles, les services de l’État ont envisagé, au pic de la crise, de reprendre en main la gestion de la forêt. La menace s’est révélée efficace puisqu’une nouvelle équipe de syndics a été élue à l’automne. Matthieu Cabaussel, leur porte-parole, résume : « Le feu a permis de faire remonter la cause commune et de démontrer que le système de la forêt usagère est viable. » Ce trentenaire possède lui aussi une parcelle, sur laquelle trône la cabane d’un ancien résinier, miraculeusement épargnée. C’est un passionné de gemmage, qui rêve de voir renaître cette activité en forêt usagère et regrette que la « culture forestière s’éloigne du vécu des familles ». C’est surtout une personnalité fédératrice. Quinze jours après l’élection, la vente des bois était organisée par adjudication. Les prix à la tonne oscillent entre 6 et 35 euros, à répartir entre les propriétaires, les communes et la caisse syndicale. Le chiffre d’affaires attendu serait de deux millions d’euros, selon la mairie de La Teste. « On ne peut pas encore savoir », rétorque Matthieu Cabaussel. En fin de matinée, il gare son 4 × 4 à l’entrée du premier lot à être terminé pour rencontrer le forestier chargé du chantier. 10 000 tonnes en ont été abattues. « L’écorce est touchée, mais l’intérieur sera valorisé sous forme de palettes, d’emballages, de bois énergie, ou en panneaux de particules pour fabriquer des meubles », développe David Lapègue, le forestier, originaire de Saint-Martin-de-Seignanx, dans les Landes. L’été dernier, son entreprise avait été réquisitionnée pour la création de pare-feu. Alors, quand l’appel à la vente a été lancé, le chef d’entreprise a fait une offre. Il ne nie pas la manne financière : « À l’époque, il y avait un contexte mondial de manque de bois, lié à la guerre en Ukraine. » Mais explique-t-il aussi : « Il y avait un vrai risque sanitaire, donc il fallait le faire pour préserver la zone. »

Face au risque que représente le scolyte, c’est une course contre la montre qui se joue. Si les bois ne sont pas enlevés, cet insecte d’une poignée de millimètres, dont la présence se repère à une accumulation de sciure, risque de contaminer les souches saines. « Entre les scolytes, les tempêtes, la sécheresse, on ne saura qu’à l’automne prochain tout ce qui aura vraiment résisté », observe Claudie, qui achève sa patrouille sur le premier lot. Elle pointe l’un des pins sauvés. Le houppier a viré au noir. « Il n’a pas tenu le coup. Il y aura besoin des recoupes », prédit la guide. Une averse se déclenche et précipite le retour aux voitures. Claudie regarde sa montre et s’étonne d’avoir passé près de cinq heures à marcher. « Je l’ai dans les veines, cette forêt », sourit-elle. Puis elle ajoute : « Cela a aussi un effet réparateur sur moi, de voir cette nature qui repousse. » 

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